Jean-Hugues Barthélémy (1)
Samedi 22 août 2020
16 h 40 : beaucoup de déboires au niveau du matériel informatique ces derniers jours. Le petit ordinateur sur lequel je tenais mes journaux a rendu l’âme. L’inverse est aussi un peu vrai. Mon âme de diariste a aussi buggé cette semaine. J’ai voulu arrêter d’écrire sur la préparation d’un cours, pour, en contrepartie, privilégier des réflexions amorcées lors de plusieurs lectures faites au début du mois. Pourtant, ce sont bien les idées pédagogiques qui ont hanté mon dispositif d’écriture. Les ayant négligemment chassées, elles ont en retour, trucidé mon Asus pour l’interdire de m’aider à écrire sur tout autre chose. Les idées professionnelles ne rigolent pas ! Il m’a fallu les mettre à leur place. J’ai pris les quelques livres qui trainaient encore dans la maison pour les ranger dans leurs caisses en bois ; des caisses de pommes assemblées en mur dans la grange. Près de 700 livres ; il me faudrait faire le compte exact et les trier plus rigoureusement. Parmi eux, beaucoup de livres de penseurs qui ont, eux-mêmes, plus ou moins, fait le tri.
Réussir à ne pas trop s’encombrer ni à encombrer ceux qui vont me succéder… J’ai volontairement mis les livres dans les caisses de pomme au rez-de-chaussée en me disant qu’il serait facile de les déménager. Les livres sont soigneusement fermés. Pas question de laisser des idées se répandre dans l’air que je respire. (L’année dernière, lors d’une série de cours sur des grands pédagogues, ce principe m’avait donné l’idée d’un rituel : à chaque début et fin de séquence, j’ouvrais et fermais ostensiblement un livre du penseur en question).
J’écris pour ne pas me laisser envahir. Et j’ai envie de transmettre à mon entourage l’exemplarité de cet effort néguentropique. La technique du journal des moments, telle que me l’a enseignée Rémi Hess (qui lui, en tant que champenois et non sarthois, range ses livres dans des caisses à champagne) me hante à bon escient. J’ai envie de partager cette manière ancestrale d’asseoir ses pensées qui, bien qu’invisibles, sont totalement terrestres et solidement capables de nous bousculer, désaxer, envahir, écraser, de nous pousser et/ou de nous servir de marchepied…
À propos de spectres, j’ai été marqué par le suicide de Bernard Stiegler le cinq de ce mois d’août. Il avait prévenu ses lecteurs. Il avait raconté son rapport à la maladie et aux techniques de soin. J’avais lu quelques jours plus tôt sa contribution dans le travail au XXI -ème siècle (Supiot, 2019). Dans son article L’ergon dans l’ère Anthropocène et la nouvelle question de la richesse, Stiegler propose ce concept : « ne peut plus être ici dit “riche” que ce qui permettra de surmonter les limites proprement eschatologiques du développement économique contemporain ». J’avais noté, alors, que la riche écriture de cet article me semblait étonnamment calme, assagie.
J’avais rencontré Stiegler lors d’un petit colloque, auquel participait, aussi, Jean-Hugues Barthélémy qui se présentait, alors, comme l’un de ses amis. J’ai — un peu pour cette raison — été cherché sur le Web une communication récente de Barthélémy à propos de Stiegler. Je n’ai trouvé que des prises de parole anciennes dont la dernière, à l’automne 2019, ne me semble pas follement amicale (j’y reviendrai un prochain jour). Une vidéo plus ancienne (2011) le montre plus admiratif. Il participe à l’une des universités d’été que Bernard Stiegler a organisé dans sa grange-moulin, chez lui, dans le Cher à Pineuil-le-Fleuriel. Une trentaine de personnes, une ambiance studieuse, un ameublement rustre (pas de caisses de livres, mais un tabouret parmi des chaises dépareillées). Stiegler a mis sa main gauche contre sa bouche. Il écoute Barthélémy.
Barthélémy excelle dans l’exercice de l’exégèse. Il exècre, à ce titre, les métaphores : « la métaphore, c’est une image qui refuse d’aller vers le concept ». Leur « flou artistique » philosophique le dépite. Critique envers les philosophes « continentaux » (il propose, par exemple, de penser Simondon par-delà Deleuze), Barthélémy préfère les descriptions analytiques et plus précisément « analogiques » (on sait que pour Simondon, « l’analogie » suppose une identité entre deux rapports, tandis que la « ressemblance » [métaphorique notamment] se contente d’un rapport entre deux identités).
Je le sais, aussi, Barthélémy n’est pas non plus « fan » des contradictions dialectiques. Il préfère les paradoxes. Son projet de philosophe consiste à réussir à les formuler le plus analogiquement possible. (C’est concomitamment à sa formulation que le paradoxe se résout). De fait, Barthélemy est un personnage paradoxal : il s’exprime avec une bonhomie austère qui enchevêtre rigueur et exaltation, amitié et détestation.
C’est avec ce style que Barthélémy a « assis » sa notoriété de spécialiste de Gilbert Simondon et aussi, pour une part, de Bernard Stiegler. C’est avec ce style, assis à la gauche de Steigler, dans cette grange-moulin du Cher, que Barthélémy propose à l’assemblée de résumer la thèse de son ami : « en vertu de la finitude rétentionnelle, le processus d’individuation (trans -individuelle, psychosociale) repose sur une extériorité de la mémoire, qui fait de son processus un processus transductif d’épiphylogénèse fondé sur des prothèses. Ces prothèses engendrent, aujourd’hui, à l’ère de la technologie de l’esprit et de son exploitation consumériste, une désindividuation, c’est-à-dire une régression du désir à la pulsion et donc une prolétarisation du consommateur incapable de désirer ; prolétarisation qui fait suite à celle des producteurs (aliénation psychosociologique, perte de savoir) ».
Joli résumé de bon philosophe, mais de mauvais berrichon. Il me faut le traduire en bon sarthois philosophe. Cela sera ma manière, aujourd’hui, de rendre hommage à Bernard Steigler.
Notre finitude rétentionnelle (notre mémoire limitée) impose que nous ayons recours à des prothèses (des outils externes) pour poursuivre notre processus d’individuation (notre vie terrestre). Le mot « Epiphylogénèse » a été inventé par Stiegler pour ajouter au-dessus (« épi ») des deux types de mémoire « génétique » et « émotionnelle », une mémoire externe « technique » qui prolonge la vie terrestre d’une autre façon que la vie biologique en nous permettant d’acquérir une mémoire que nous n’avons pourtant pas travaillée. En produisant des techniques ciblant de plus en plus nettement « l’esprit » (l’attention, la mémoire) et surtout notre « désir » notre société consumériste produit de plus en plus de prothèses qui nous rendent non seulement de plus en plus « dépendants », mais aussi — et c’est vraiment ballot — de plus en plus « débandants ».
Dimanche 23 août 2020
La technologie de l’esprit est devenue notre principale pharmacon (notre principal remède et principal poison). Comment prendre soin de ce qui nous soigne ? Faut-il tout acheter, tout recycler ? Ne faut-il pas, avant tout, prendre soin de ce qui blesse et fait souffrir nos « désirs » ou bien, plus exactement, prendre soin de nos « besoins » ?
Dans une conférence de 2019, Barthélémy dit regretter la manière dont notre culture limite la notion de « besoin » à ce qui touche au « vital ». « Peut-on dire qu’une poule est en bonne santé si on répond seulement à son besoin de manger, mais pas à celui de gratter le sol » ? Bonne remarque. Je vais, à partir d’aujourd’hui, regarder nos poules différemment. C’est vrai, elles ont besoin du « terrestre » ; c’est vrai, elles ont besoin de griffonner dans le sol. C’est vrai, la terragraphie est un besoin non vital dont il faut prendre soin.
Pour Barthélémy, un besoin en souffrance est un besoin qui fait droit. Le besoin en souffrance n’a pas besoin de valeur morale pour s’imposer. Il exprime, de fait, sa propre normativité dans la gestion « économique » des besoins entre les individus, les espèces. Barthélémy raconte cela, car il aimerait réconcilier l’économie politique avec la philosophie politique, le droit avec le fait, le réalisme avec l’inconscient, la raison avec le désir (Henri Lefebvre dirait le « conçu » avec le « vécu »). Comment Barthélémy compte aller au-delà de ces paradoxes ? Pas simplement, pas directement. Après avoir prôné un humanisme difficile, voilà qu’il récidive avec sa proposition d’un humanisme « décentré ». Je compte écrire sur ce point la semaine qui vient.
Bertrand Crépeau Bironneau