Isabelle Stengers 2020 (1)



Isabelle Stengers réactiver le sens commun, lecture de Whitehead en temps de débâcle, les empêcheurs de penser en rond, la Découverte, 2020

Désapprendre la connivence des rapports interhumains

Lundi 18 mai 2020

7 h 15 : ces derniers jours, j’ai identifié trois petites plantes des bords de route et j’ai déposé leurs photos sur le site terragraphe. Ces plantes sauvages se sont installées de-ci de-là, au gré du vent et des courbes de niveau : les voilà, aussi, civilisées, en ligne. 

Au début du siècle dernier, Marcel Mauss disait qu’en matière d’ethnographie, on ne fait jamais « trop de photo à condition qu’elles soient toutes exactement situées : heure, place, distance » (Mauss,1947). Cette remarque résume assez bien la ligne de conduite de terragraphe : ne jamais se dire que l’on récolte trop de graphes tant que l’on réussit à les placer, les situer.

Mauss conseille à l’ethnographe de préférer des photos « sans pose ». Les trois fleurs n’ont effectivement pas posé pour la photo, mais j’ai dû chercher la bonne pose pour les photographier. Outre le manque de souplesse pour m’accroupir, j’étais un peu gêné. D’abord parce que la fleur est, tout de même, un assemblage reproducteur. Ensuite, parce que je me suis demandé pour qui je me prenais en jouant, ainsi, au savant qui fait parler des vivants.

Les résistances ne furent pas seulement articulaires et éthiques. Elles furent aussi discursives. Primo, mon appareil photo « intelligent et téléphonique » ne sait pas faire les photos macros. Secundo, je ne dispose pas de la science « infuse » en matière de plantes que l’on peut éventuellement infuser. J’ai raté pas mal de photos et n’ai identifié qu’à demi le nom des plantes qui ont attiré mon attention. Je peux l’avouer : notre relation ethnobotanique ne nous a pas conduits bien loin. Les zones de contacts propices au développement d’une confiance et d’une pensée mutuelles furent quasi-inexistantes. L’implication fut limitée. J’ai laissé les plantes, au bord des routes et je suis revenu à mon bureau.

11 h : le maréchal ferrant vient demain matin. Je viens d’enfermer l’ânesse « Fifi » dans son abri. Les pieds de Fifi ont urgemment besoin de soin et le maréchal ferrant a repoussé d’autres rendez-vous pour privilégier notre ânesse. Demain matin, il ne faut pas que l’animal et l’homme restent dans leur quant-à-soi. La rencontre doit avoir lieu. « Maréchal, nous voilà ! » Nous sommes prêts pour demain ! C’est ce que j’ai chantonné à « Fifi » en brossant ses poils, à l’instant, et c’est cet humour désopilant qu’elle a, une nouvelle fois, refusé de goûter.

Je laisse Fifi dans son abri en me disant que nous n’avons rien compris (elle et moi) à la technique du dressage ; mais ma toute fraîche lecture de Stengers me fait penser que cette incompréhension commune a, tout de même, le mérite de nous faire partager, Fifi et moi, le même sens du commun. 

Cultiver son anthropocentrisme

En enfermant l’ânesse dans son abri, j’ai réussi à agir contre ma nature. Je suppose que j’ai agi, aussi, contre celle de cet animal : il y a, donc, peut-être une chance pour que cette situation nous éduque tous les deux : moi comme éducateur, elle comme éduquée.

J’ai été intéressé par les pages qu’Isabelle Stengers consacre à son amie, la philosophe et dresseuse de chiens, Donna Haramay. Cette dernière écrit qu’avec sa chienne Cayenne « elles ont failli devenir folles, désespérer, perdre confiance l’une en l’autre, tant que l’humaine ne comprenait pas que ce sport (qu’elles pratiquent ensemble) lui imposait de se discipliner elle-même, c’est-à-dire de “désapprendre” toute la charge de connivence, de significations partagées dont les rapports interhumains sont chargés. ». Il est intéressant de saisir le trouble, la perte possible d’identité, d’âme qui se joue dans un rapport entre espèces. C’est précisément ce que j’ai vécu ce dernier jour en lisant le livre de la philosophe Stengers sur la métaphysique de Whithehead.

Mardi 19 mai 2020

7 h : le maréchal ferrant vient dans quatre heures.

Ayant fait subir à notre ânesse quelque chose que je ne ferais pas subir à un humain, je peux me dire que j’ai appris à mieux la considérer en tant qu’animal. Cependant, je ne veux pas sombrer dans l’objectivisme, froid, distant, scientifique. Je tiens à cultiver mon anthropomorphisme, c’est-à-dire ma capacité à prendre des vessies pour des lanternes ou, plus exactement, ici, des ânes pour des lumières. Je tiens à mes préjugés, à mes croyances et mes subjectivités et je défie le plus « pur » mathématicien de me prouver que son point de vue objectif ne relève pas d’un ethnocentrisme, d’une implication voilée, d’un point de « vue » lié à sa tribu de scientifiques. 

Pas folle la guêpe

15 h : avant ma sieste, j’ai visionné la séquence où Obama (le 30 avril 2011), ridiculise le goût de Trump pour les fakes news. L’histoire raconte que cet événement a lancé Trump dans la conquête présidentielle. De la part d’Obama, ce n’était, donc, pas très intelligent.

Se moquer des gens qui croient aux fausses informations, c’est comme se moquer d’une guêpe qui copule une fleur d’orchidée en pensant qu’il s’agit d’une partenaire. Cette noce semble contre nature, car elle ne peut produire aucune filiation possible. Mais elle est pourtant bien l’expression d’un mode d’existence naturel. Il faut être un peu sauvage pour ne pas le prendre en compte. Et l’on aggrave son cas lorsqu’on dénie que cette négation provient de notre propre mode d’existence.

Commentant cette noce de la guêpe et de l’orchidée (parmi d’autres exemples de noces contre nature), Deleuze et Guattari proposaient, en 1980, que l’on arrête d’associer le « possible » (ou le devenir) à ce qu’il engendre dans l’avenir. « Devenir est verbe ayant toute sa consistance ; il ne ramène pas, et ne nous amène pas, à “paraître”, ni “être”, ni équivaloir, ni produire. ». En ce sens, on ne peut pas penser l’évolution sous la seule logique capitaliste de la filiation. Un mode « d’involution » s’exprime, aussi, dans la nature que l’on ne peut pas nier ou dénigrer en tant que tel. 

Ce pauvre mâle (guêpe) est dupé par une orchidée qui mime les organes génitaux d’une femelle (guêpe). Il est trompé par une information qu’il espérait trouver. Stengers, commente, aussi, cette noce contre nature dans son ouvrage. Elle rapporte les objections des biologistes Hustak et Myers : « pourquoi son rapport avec l’orchidée, non reproductif certes, ne serait-il pas attractif, jouissif, en tant que tel pour la guêpe ? Pourquoi l’involution laisserait-elle intacte la définition filiative de la copulation ? Darwin lui-même, lorsqu’il manipulait les orchidées, n’a-t-il pas témoigné d’une jouissance assez étrangère à la patiente austérité que revendique le scientifique ? »

C’est autre chose, c’est un peu fou, c’est bâtard (Platon), c’est possible. C’est vivant. Pas folle la guêpe. Et moi là-dedans ? Deux écueils me guettent : 1) l’erreur de catégorie (je juge un mode de pensée selon mon propre mode) ; 2) le relativisme (je me dis que tous les modes de pensée se valent). Un seul enjeu : reconnaitre que d’autres modes de pensée ont le pouvoir de me situer.

En découdre avec les fâcheux

23 h : j’ai terminé hier matin, le livre d’Isabelle Stengers. J’ai extrait trente-deux pages de citations et de commentaires. Rumination intéressante, mais difficile à installer dans mon esprit. J’ai souvent pesté contre l’auteur. Ses phrases « tentaculaires » tournent autour d’une « voix moyenne » qu’il est difficile à cerner. C’est bien évidemment pour la bonne cause. Stengers « cause » avec un ton qui colle à ce qu’elle énonce. Entre autres choses : ne pas suivre la logique des causes abstraites, c’est-à-dire, indifférentes au sujet et au terrestre, mais suivre ce qui nous « cause », dans ce sens tentaculaire de ce qui nous parle, nous touche, nous occasionne, nous implique, nous concerne.

Quelques heures après avoir terminé ce livre, je retiens son goût virulent. C’est un livre « d’explication » au sens conflictuel plutôt qu’au sens didactique. Les causalités sont rarement bornées (l’utilisation de l’adverbe « donc » est rare).

L’auteur a voulu en « découdre » avec ce qui la touche. La métaphysique de Whitehead « cause » à Stengers, la philosophe, car elle lui permet d’en découdre avec ce qu’elle nomme les « furieux ». Elle cible en premier lieu — avec ce doux qualificatif — les physiciens qui font de leur réalité construite, une réalité naturelle. Ils transforment le ciel, que tous les gens ont en commun, en « une réalité voilée ». Ils empêchent tous ces gens de garder confiance dans la valeur de leur expérience « même si celle-ci est difficile à mettre en mots ou si elle est mise en difficulté par une théorie qui la disqualifie. »

Pour Whitehead, les fâcheux ont professionnalisé la pensée. Au nom de l’objectivité, ils se sont laissé envouter par la « pensée furieuse » une pensée qui cherche à imposer sa pureté, sa totalité. Conséquence, elle aussi, fâcheuse : « les gens du commun » ont pris le pli (…) pour la plupart, ils ont accepté un rôle de spectateur passif ». Voilà ce que n’accepte pas Stengers. Voilà, il me semble, le sens des « explications » qui ponctuent l’ouvrage. 

Le livre n’est cependant pas une longue fâcherie contre les fâcheux. Il dégage une visée finalement optimiste assez simple : il est possible de goûter au plaisir d’agencer les pensées du possible qui traversent le monde y compris en temps de débâcle. Il ne s’agit pas, ici, d’une assertion romantique (ou alors, ce romantisme devrait être qualifié de « révolutionnaire » au sens de Henri Lefebvre). Le possible fait simplement partie de l’existence. La pensée n’est pas présentée, dans ce livre, comme quelque chose qui se fabrique quelque part dans les boites crâniennes (ou dans toutes autres boites). Elle est ce qui nous agite et nous pousse à agir. D’où l’importance de l’entretenir, de lui accorder une forme d’hospitalité (solitairement et collectivement). D’où le pouvoir prédateur (pour notre existence et pour le futur) des pensées furieuses qui intimident.

Souder le commun au possible

Mercredi 20 mai 20

5 h 30 : comment puis-je savoir ce que je suis capable d’écrire si je ne commence pas à écrire ? Le possible ne peut pas seulement s’imaginer. Il doit se souder à des pratiques lambda, moyennes, communes : l’écriture par exemple. Sans passer par ce commun, je ne peux pas savoir de quoi je suis capable. Les furieux font de ce commun une affaire privée, subjective, fautive. Ils l’empêchent de devenir le terreau de l’imagination. Du coup, les gens du commun sont, d’un côté, condamnés à cultiver leur jardin secret et de l’autre à imaginer un futur hors sol.

Faire germer le possible sur le terreau de la vie quotidienne nécessite de trouver des dispositifs. La tenue d’un journal peut être un de ceux-là. Par exemple, je peux me dire que la métaphysique de Whitehead est trop compliquée à concevoir pour moi. Les fâcheux disent, à ce propos, que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». À cette heure matinale, je suis incapable d’énoncer clairement tout ce que j’ai compris de l’ouvrage. Dois-je, pour autant, renoncer à écrire la moindre phrase ? Grâce au dispositif du journal de lecture, je peux écrire les pensées banales qui me viennent à l’esprit. Je peux me dire que grâce à ce commencement, d’autres commencements seront possibles demain.

Serais-je clair un jour à propos de la métaphysique de Whitehead ? Probablement jamais. Mais j’aurai osé m’y coltiner dès cette semaine. Ce que je conçois bien, ce n’est pas ce que j’énonce, mais ce qui « s’annonce » clairement : des pensées qui viennent de « je ne sais où » et qui, déjà, commencent à brouiller ma conscience, à s’imposer à elle, à la toucher, à l’affecter clairement.

Stengers remarque que le poète Horace avait écrit Sapere Aude Incipe et que dix-huit siècles plus tard Kant, n’a utilisé qu’« Ose savoir » (Saper Aude) pour formuler sa devise des lumières. Le « Commence » (Incipe) a été omis par ce moderne. « Ose savoir ! » Oui d’accord Kant, mais où, comment et « quand » ? Avec quels outils, quelles méthodes, quels dispositifs ? « Commence ! » Ha, OK, merci Horace !

Les dispositifs de commencement

Jeudi 21 mai 20

6 h 30 : commencer, c’est oser réceptionner, comme on peut, « ce que nous traversons et ce qui nous traverse ». Whitehead note que pour Platon, « la réception des Idées est intrinsèquement associée à un ferment intérieur, à une activité de sentir subjectif qui est en même temps jouissance immédiate et aussi appétition se résolvant en action ». Cette analyse fait écrire à Stengers que « l’ose savoir » pourrait se traduire par un « ose goûter » : ose goûter la manière dont la situation qui t’est proposée t’affecte, sur quel mode elle te fait sentir et penser. »

Le propos du livre de Stengers peut être mieux compris lorsqu’on visualise des dispositifs de commencement qu’il pourrait suggérer. J’ai cité le dispositif du journal de lecture. Stengers évoque, plus ou moins brièvement dans cet ouvrage, ceux des palabres africains, des agoras grecques (revisitées par Bruno Latour), des assemblées de quakers et des activistes américains.

Ces dispositifs ne visent pas, furieusement, à savoir si telle ou telle idée est bonne ou mauvaise. Ils visent à saisir les enchevêtrements de points de vue (et de vie) qui traversent le diariste isolé ou le collectif réuni. Le problème n’est pas, pour ces dispositifs, de savoir qui a « raison » présentement, mais quelles sont les raisons présentes. Et c’est bien là le véritable problème que ces dispositifs tentent de mettre au travail : 1) Prendre en compte une situation ou aucune autorité n’a le pouvoir d’arbitrer entre les différents points de vie. 2) Imaginer, malgré l’impossibilité de bien l’énoncer, une manière de saisir le possible commun qui s’annonce.

L’avant dernier mot

8 h 30 : je viens de lire que le mot quaker désigne ceux qui « tremblent ». On peut dire qu’effectivement, dans ces différents dispositifs, l’expression (écrite, orale) tremble. Les enchevêtrements de points de vue sont tellement immenses qu’on ne peut pas, sérieusement, les énoncer en toute clarté. Il faut y revenir, faire des détours, des zigzags. Et il faut pourtant que cela débouche sur quelque chose (une chose qui ne va faire taire aucune bouche).

Je suis en train de penser aux réunions de conseil municipal que je viens de pratiquer ces six dernières années. Le maire sortant fut tout le contraire d’un animateur de réunion qui utilise les techniques que les sciences humaines ont instruites. Le brouhaha des énoncés m’a souvent heurté. Cependant, j’ai senti, parfois, qu’un sens commun s’annonçait au fil de nos palabres. Par exemple, au cours d’une de ces réunions, nous avons plus ou moins évoqué la décision de construire une nouvelle mairie. Pourquoi, comment, avec quel argent ? Personne ne le savait ! Ma raison n’était pas favorable à cette idée. Je l’ai dit. Mais au fil des palabres, quelque chose s’est mis en route qui m’a touché. Le projet ne s’est pas concrétisé, mais j’ai aimé sentir cette soudure entre notre sens commun et notre imaginaire. Si nous n’avions pas palabré, cette soudure ne se serait certainement pas (au moins pour quelque temps) produite.

La génération d’une décision collective n’emprunte pas les seules logiques des rapports de force (psychologique ou sociologique). Elle est générée et elle génère, elle-même, un rapport de sens et de sensations.   Elle est l’objet d’un art de la mise en paysage, en chorégraphie. Un art qui refuse d’enfermer les présents dans leurs idées, et les idées dans leurs présents. Un art qui vise à problématiser la charge d’instabilité (plutôt que de la dramatiser ou de la dénier). Un art de la métamorphose plutôt que de la répétition, « Un art de la composition du sens commun qui fait penser et imaginer ».

Plutôt que la voix du plus fort ou du plus sensé, cet art vise à valoriser la voix moyenne. Stengers m’apprend que pour les quakers, c’est une faute de goût que de vouloir tenter de s’approprier le « dernier mot (…) pour le collectif, chaque mot exprimant un avis particulier est toujours l’avant-dernier, avant que soit obtenu ce que vise la rencontre de discernement : un accord qui n’appartient à aucun d’entre eux ».

 11 h 08 : je ne dirais pas mieux ce matin.

Note : les phrases citées entre guillemets et non renseignées sont toutes extraites de : Isabelle Stengers réactiver le sens commun, lecture de Whitehead en temps de débâcle, les empêcheurs de penser en rond, la Découverte, 2020

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