Préparation d’un cours sur la discrimination (2)

Dimanche 09 aout 20

Préparation d’une intervention après de moniteurs éducateurs sur la discrimination (suite).

Que dire du groupe ? Des niveaux, des centres d’intérêt, des expériences, des âges divers. Ils expriment leur droit à la différence. Au-delà de la qualification professionnelle, l’expérience qu’ils vivent doit les marquer. Ils forment le premier groupe de ME, celui qui inaugure une nouvelle formation dans cette école de la Fresque à Duvray. Ce sont des pionniers. Damien les porte. Je suis heureux de faire partie de cette aventure. Avant qu’elle débute, j’ai voulu apporter ma contribution, j’ai réfléchi pendant un week-end à une planification de la formation. J’ai envoyé cela à la direction et à un collègue. Lorsque Damien a été embauché, je lui ai donné une version papier. Il m’a dit se sentir en phase. Il s’intéresse à la technique du journal (il regrette de ne pas avoir le temps de la pratiquer régulièrement). Je le vois comme un militant du subjectif, de l’existence, de la biographie. Mais il est beaucoup plus professionnel dans l’âme que moi. Il est en phase avec ce moment-là. C’est un formateur que j’aurais bien aimé avoir comme collègue.

L’hiver dernier, j’ai réécrit le mémoire d’étude de Chloé Delaloy. Cétait l’une de « mes » étudiantes éducatrices spécialisées. Sa mort brutale au Chili en 2012 m’a marqué. J’ai édité une première fois son travail d’étude et je comptais, avant le confinement, terminer l’édition d’une seconde version. Le travail est resté en suspens notamment parce que je comptais impliquer ces étudiants moniteurs éducateurs dans un travail d’écriture. Je m’étais dit qu’ils pourraient écrire un chapitre en commun. Il me faudrait leur faire lire le texte de Chloé. Il n’est pas directement lié au thème de la discrimination. À voir.

Comment faire un cours sur la discrimination avec des étudiants en travail social ?  je ne me vois pas prendre un point de vue moralisateur (la discrimination, c’est pas bien) ni même déontologique (voilà ce que vous devez faire). Le point de vue purement religieux ou purement technique est assez abstrait. Damien a raison. L’approche éthique (que l’on pourrait situer entre l’approche morale et l’approche déontologique) est plus concrète. (la question n’est pas : ai-je été discriminant et/ou discriminé aujourd’hui ? Mais « comment : de quelle façon singulière et originale ? »

Il est inutile de faire un cours à des footballeurs sur le bien-fondé de marquer des buts. On peut imaginer que ces footballeurs-là, lorsqu’ils s’engagent dans la pratique de ce sport ,sont déjà tout acquis à ce bien-fondé. De la même façon, les gens qui s’engagent dans le travail social n’ont, il me semble, pas vraiment besoin qu’on leur montre l’importance de lutter contre les discriminations. Cela les gens le savent. On touche là à des évidences morales et politiques.

De l’autre côté, il ne semble pas suffisant d’apprendre uniquement à des footballeurs à bien frapper dans le ballon. L’approche purement gestuelle en matière de discriminations n’a pas trop de sens. Dans un reportage vidéo sur l’utilisation (et les effets) d’une expérience pédagogique canadienne (discrimination construite artificiellement autour de la taille des enfants) on entend un prof d’université dire que, « quitte à passer pour un rabat-joie vis à vis de ses collègues, il refuse ostensiblement de rire à la moindre allusion discriminante. »

« Ne pas laisser en passer une ». Voilà , certainement une technique imparable. Mais, personnellement, elle me parait intenable. Notamment lors de son énoncé pédagogique. Qui dit que je ne serais pas discriminant en défendant la vertu de cette technique lors de ce cours ?.

La posture impliquée, éthique, me parait, encore une fois, plus concrète. Elle peut englober les deux approches. « Ne pas laisser en passer une », cela commence d’abord par l’exigence de mettre à jour les implications affectives, organisationnelles, idéologiques, qui, de fait, nous discriminent et nous rendent discriminants. 

Me concernant, j’ai choisi de faire le métier d’éducateur technique à l’âge de 20 ans. J’avais réussi à décrocher une « place », comme je disais à l’époque, dans la vie socio-économique. J’étais un horticulteur diplômé et déjà bien expérimenté. J’étais assez épaté de cette réussite au regard de ce que, cinq ans plus tôt, je m’imaginais devenir. Je voulais partager cela. Je m’étais rendu compte que ce métier de l’horticulture n’était pas discriminant. (ou plus exactement, il l’était d’une façon labile, changeante : par exemple une même herbe peut être ici mauvaise, ici bonne). Puisque le métier avait réussi à me faire une place, il pouvait offrir une place à de nombreuses personnes qui, comme moi, se sentaient perdues dans leur monde et étrangères vis-à-vis de l’activité professionnelle. Je me disais clairement que le métier de l’horticulture était fait pour eux, mais, aussi, réciproquement, que ces personnes discriminées par l’activité professionnelle classique étaient faites pour ce métier. Je rêvais de créer une entreprise où des gens dans des situations de handicap plus ou moins assermentées travailleraient ensemble. L’horticulture me paraissait être un métier pas uniquement normal et rationnel. Il me semblait traversé par une large part d’irrationalité et d’anormalité qui nécessitait l’emploi de personnels fabriqués du même bois.

  C’était aussi une manière de poursuivre l’œuvre de mes ancêtres. Mes grands-parents avaient réussi à implanter leur famille en même temps que leur ferme. Ils avaient d’abord été des petits : des petites fermes, des petites gens. À ce titre, ils avaient été discriminés par les grands, les notables, les propriétaires. Puis, petit à petit, ils étaient devenus grands (des grandes fermes, des grandes familles). Cette discrimination ils l’avaient d’abord vécue et traversée. Mes parents avaient professionnalisé la fragilité de ce vécu discriminant. Ils avaient formé des petits adultes et secouru des petits morceaux de familles. Le dépassement de la discrimination, ils l’avaient « conçu » et articulé à travers des dispositifs tiers.  Quand ce fut à mon tour d’entrer dans la vie active, j’ai perçu que je pouvais allier le vécu  et le conçu des dispositifs de discrimination. Tout en ne perdant pas de vue le théorique , il me fallait d’abord réussir à être un mauvais élève pour pouvoir conquérir la vie socio-professionnelle par le bas. Le bas, dans la fin des années 80, ce n’était pas, à mes yeux, la précarité économique rurale, les petites gens qui essaient de défricher leur ferme. Le bas, c’était le pied de l’immeuble, la cage d’escalier, l’étrangeté, mais aussi le handicap, la déraison, la désocialisation.

Lorsque j’ai commencé à m’intéresser au travail social, j’ai découvert avec ravissement que mon projet d’associer des travailleurs de droits plus au moins communs avait été largement pensé par mes nouveaux ancêtres. J’ai réalisé un premier stage dans ce que l’on appelait, à l’époque, un CAT (un Centre d’Aide par le Travail). J’ai eu ensuite l’occasion de travailler dans des dispositifs identiques. Ce furent mes meilleures années. Celles où je me suis senti le moins aliéné. Dans un atelier d’espace vert, la discrimination ne doit pas attendre le grand soir. Elle doit être effective, dès le matin, bon pied bon œil.

Par le hasard de la vie conjugale et professionnelle, je me suis retrouvé très rapidement être à la fois le beau-père d’un enfant polyhandicapé (que nous rééduquions à domicile) et l’éducateur horticole d’un impro pour déficients visuels et aveugles. Cette situation heurta mes trois familles de l’époque (biologique, horticole et curiste). Ce n’était pas facile, pour mes parents, notamment, de s’imaginer devenir les grands-parents d’un enfant polyhandicapé. Ce n’était pas facile, non plus, pour les professionnels de l’éducation spécialisée, d’accepter qu’un des « leurs » soit de l’autre bord (celui des parents ; et qui plus est : des parents rétifs aux institutions de soins). Enfin, c’était par-dessus tout impossible pour les horticulteurs de mon entourage d’imaginer devenir le collègue ou l’employeur d’une personne déficiente visuelle. Cette lutte très impliquante vis-à-vis du phénomène de la discrimination dura un peu plus d’une décennie. De petites victoires furent nombreuses (fêtes de famille, projets instituants d’équipe, embauche de jeunes déficients visuels dans le monde de l’horticulture). Ensuite, après le décès de mon fils  je quittai mon poste d’éducateur de ville pour rejoindre la Sarthe à la toute fin des années 90. Je travaillais dans deux CAT (encore nommés ainsi à l’époque) à Sablé et à Château Renault, puis dans un service de prévention spécialisée au Mans.

En arrivant dans ce service j’ai pensé que la discrimination sociale, territoriale, politique qu’un éducateur « de rue » côtoie était d’une toute autre nature que celle qui s’exprime dans un établissement de soin. En fait, l’expérience m’a permis de remarquer que la discrimination politique est, aussi, à l’œuvre dans les institutions médicalisées (et combien, réciproquement, la discrimination territoriale discrimine une discrimination sanitaire).

Mon travail d’éducateur de rue m’a permis de réaliser un projet que j’avais formulé près de vingt ans plus tôt (à la quasi-sortie de l’adolescence), au moment où j’avais joué le rôle d’animateur d’un groupe d’aumônerie dans le quartier de Guinette à Étampes. Je sortais alors d’une adolescence citadine. Je l’avais vécue loin du village de mon enfance et de ma vie de château (mes parents travaillaient dans un centre de formation situé dans le château de Chalo saint Mars). En ville, je ne vivais pas dans un immeuble, mais dans un pavillon avec un grand jardin. Je restais le fils d’une « bonne famille » et à l’époque, mon projet de travailler dans les quartiers défavorisés rejoignait mes autres projets quasi « colonisateurs » (je voulais aussi travailler en Afrique, ou avec des personnes trisomiques). En tant qu’animateur d’aumônerie (mais aussi de MJC) j’avais expérimenté les potentialités des petits communs (et même des petites communautés) que l’on pouvait instituer, au-delà des assemblages humains décidés par l’architecture. J’avais pu tester comment le déterminisme géographique était bien relatif au regard de la capacité à agir et à penser des collégiens et lycéens.

Mon épouse de l’époque avait grandi dans un de ces immeubles de quartier périphérique en Seine Saint-Denis. Elle ne pouvait s’empêcher de se moquer de mes rêveries de « petits-nantis », particulièrement lorsque je lui parlais de mon projet de faire des ateliers philo au pied des « cages d’escalier ». J’avais beau vouloir prétendre lutter contre les discriminations géographiques, ma position sociale me discriminait, de fait.

À propos de géographie, mes parents avaient quitté leur Vendée natale pour immigrer en région parisienne.  Lorsque nous retournions lors des vacances en Vendée, mes cousins m’appelaient le « parisien ». De retour dans l’Essonne, mes amis m’appelaient le « Nantais », car j’étais un supporter ostensible de cette équipe de foot. Pour moi, ce fut un apprentissage de la dissociation identitaire, plutôt qu’une réelle discrimination. Cependant, je comprends bien mon gendre (le compagnon de ma fille) lorsqu’il me dit qu’il est vu, parfois, comme un Sénégalais en France, tandis qu’au Sénégal, même s’il met, avec grand soin, l’habit traditionnel, le moindre passant ne manque pas de le considérer, systématiquement, comme un « vrai » français.

Même si j’ai grandi dans un milieu épargné par les discriminations, je peux dire que mon projet de me lancer dans le travail social pour contribuer à l’effort de dé-discrimination) n’était pas totalement idéaliste. J’avais vu travailler ma mère, comme travailleuse familiale, puis responsable d’une équipe dans ce quartier de Guinette de cette ville d’Étampes. J’avais entendu mon père parler de la lutte dans laquelle les maisons familiales en France (dont il s’occupait nationalement) se trouvaient impliquées face à l’hégémonie de l’enseignement classique. Mes parents militaient pour que des gens discriminés (socialement, scolairement) puissent se saisir de la possibilité de bifurquer, de se réorienter. J’avais conscience que cette lutte contre les discriminations « passait » par la mise en place de dispositifs concrets qu’il fallait réussir à instituer, à défendre et à tenir dans le temps.

Au regard de cet apprentissage parental, j’ai été surpris de constater comment certains professionnels pouvaient se gausser d’idées ou de pratiques qui me semblaient être banales. Au-delà de leurs vantardises dont je pouvais me moquer intérieurement, je trouvais ridicule, voir inquiétant l’entêtement de certains de mes collègues à vouloir défendre leurs « identités » de travailleurs sociaux. Ce qui comptait, à mes yeux, c’était que le social puisse être continuellement « mis au travail ». Si nous pouvions y contribuer, c’était tant mieux. Ce n’était pas, cependant, une raison pour sanctifier notre pratique. En tout lieu et en tout temps, tout au long de mon parcours d’éducateur, j’ai perçu que de multiples et immenses puissances de métamorphoses (dé-discriminantes) agissaient. Tout au long de ma carrière, je me suis montré peu empathique (discriminant, certainement) envers mes collègues qui imaginaient être l’origine exclusive de ces métamorphoses.

Le travail social n’échappe pas à la logique de la division du travail. J’ai exercé près de quinze années en étant situé tout en bas de la grille de salaire. J’ai dû supporter des explications, voire des sermons de la part de personnels plus ou moins diplômés. Certains étaient vraiment très pénibles. A l’approche de la quarantaine, j’ai décidé d’entreprendre des études professionnelles (d’éducateur technique spécialisé) et universitaires (doctorat en sciences de l’éducation) pas pour devenir un « meilleur » professionnel, mais pour arrêter de subir les discriminations dues à mon niveau de qualification.  

Lorsque j’ai travaillé dans un centre de formation pour travailleurs sociaux, j’ai mesuré que cette division du travail ne concernait pas seulement le niveau de qualification. Elle touchait aussi la division entre le travail dit manuel et celui dit intellectuel. Ainsi, sous le même mode que celui des études secondaires (avec les filières dites « techniques » et celles dites « générales »), la formation des éducateurs techniques souffrait d’une discrimination vis-à-vis de la formation des éducateurs spécialisés (vue comme plus généraliste). Je me suis servi de ce point de départ discriminant pour construire une critique impliquée qui ne fut pas spécialement comprise par des universitaires, eux aussi pris dans le jeu d’une discrimination (y compris positive) du travail salissant.

Lorsque j’ai commencé à mener une vie politique localement, j’ai senti que mon passage dans le monde de l’éducation, de l’enseignement et de la recherche n’était pas bien vu. Il m’était plus commode de me présenter comme « jardinier ». J’ai, ainsi, longuement pratiqué une sorte d’auto-discrimination vis-à-vis de mon parcours de chercheur. Cela a longtemps désolé mon épouse. Je dois, à ce propos, l’existence du site terragraphe à sa fierté et à ses encouragements amoureusement discriminants.

Bertrand Crépeau Bironneau

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