Faire les présentations

Apéro préhistorique(

(Carnet sens) Mercredi 09 juin 2021

Inflammation dans l’après-midi. Faim. Fatigue, impression de marcher à côté de mes pompes. Le cours donné avant-hier m’a déphasé et dépassé. Pas de yoga voix, pas de méditation.

Bu vitamine « C » ce qui n’est pas bon signe. Cela me prend lorsque je n’arrive pas à m’occuper de mon anatomie solide. M’occuper de mon souffle, de mon corps plus léger, me parait, en ce moment, une affaire encore plus lointaine. À défaut d’inspirer, j’aspire à retrouver le calme. (Où est-il ?)

Hier soir, ai regardé du foot à la télé : une activité peu reposante qui me met dans un drôle d’état.

P.79 (Latour, sur le culte moderne des dieux faitiches, 2009) « nous pouvons produire des êtres légèrement autonomes qui nous dépassent quelque peu ». C’est vrai : la production de la respiration me fait entrer dans un être autonome qui me dépasse un peu. C’est vrai : j’ai besoin de souffler de temps en temps. C’est vrai : je trouve parfois fatigant de produire cet être heureusement tenu par un certain devoir d’autonomie (je ne songe pas toujours à le faire respirer, pourtant il respire, le bougre).  

P.84 « au centre Devereux, des migrants retrouvent leurs divinités en perdant leur psychologie tout comme des savants perdent leur épistémologie en retrouvant leur collectif. » La phrase résume les pages précédentes et peut-être même la thèse du livre. Je l’ai comprise en la recopiant, mais je me demande si cela sera le cas lorsque je relirai, dans quelques mois, ce carnet. Faut-il que je l’explique, la déplie ?

Cet antagonisme psychologie/épistémologie n’est qu’un variant (comme la Covid 19 ?) des chamailles que l’on prête au duo sujet/objet. Plutôt que de croire en leur opposition ou en leur dépassement dialectique, il s’agit de décrire les collectifs qui agissent.

La page Loinverlà (du site terragraphe) explore ce genre de geste ethnographique. La géographie explorée dans ce carnet sens est d’une toute autre échelle. Enfin, je crois. (Ces deux dispositifs de description de collectif sont encore trop jeunes pour les saisir).

Plus loin dans l’ouvrage (p.110) Latour donne — comme Lourau en 1997 — l’exemple de la psychanalyse qui prétend viser des sujets, alors qu’elle fonctionne grâce à un collectif d’artifices : divan, cabinet, argent, associations professionnelles, controverses, ouvrages, styles et ancêtres. Idem du côté des laboratoires (même si ce versant n’est pas décrit dans cet ouvrage) qui prétendent parler d’« objets » dans leurs articles scientifiques alors que ceux-ci citent d’abord des sujets, des prénoms, des noms, des clans, des réseaux, etc).

Je résume à grands traits. J’ai, ici, désigné deux gestes des modernes : celui qui consiste à voir dans le sujet, la « source » et celui qui voit dans l’objet, la « cause ». Ces deux gestes (de subjectivation et d’objectivation) sont symétriques. Ils cherchent tous les deux à se relier à une forte essence. Deux autres gestes les complètent. Ils visent à relier ces essences (sujet, objet) entre eux. Le geste de la « représentation » permet au sujet (fragile ?) d’agir sur la dure réalité de l’objet (du monde). Le geste de la « détermination causale » permet à l’objet (lui aussi fragile ?) d’agir sur le sujet.

Jeudi 10 juin 2021

Je me sens confus, dissocié, ailleurs. Ce n’est pas pénible. Je me sens bien. J’éprouve concrètement ce que peut être l’état de quasi-objet et de quasi-sujet. Je sens que l’invention (historique) du sujet m’oblige à produire un effort peu concret. Je sens que cet effort-là peut me rendre malade. S’en protéger. Ne pas veiller sur soi.  

Vendredi 11 juin 2021

Après une petite demi-heure de lecture, je veux m’arrêter quelques secondes sur ce geste de la « représentation » (évoqué avant-hier). Ce geste fait passer le geste de « bris collage » (des collectifs) pour le geste « de la pure croyance ». Seules les divinités guérissent, mais il faut pourtant que les soigneurs modernes les enfouissent dans la tête de leur patient (précautionneusement placés au centre). Lorsque des soigneurs non modernes permettent à leur patient de retrouver leur divinité (en les inventant si besoin), ils ne suivent pas ce geste de la « représentation ». Ces non-modernes croient réellement à ces divinités. Elles ne sont pas fabriquées, par eux, pour être l’objet d’une maitrise par le sujet.

Cette visée (celle de la représentation, donc) c’est celle des « modernes » (au sens de Latour). Ceux-là mêmes qui disent que « ça fait du bien au sujet de croire en cette fabrication ». La visée des non-modernes consiste au contraire à fabriquer des divinités qui deviendront suffisamment autonomes pour se sentir légèrement dépassées. Dans l’acte de soin, la maitrise de la « représentation » fait place à l’absence de maitrise de la « présentation ».

Oui, voilà ce n’est pas trop mal : je suis content d’avoir ainsi résumé les quelques pages que je viens de lire.

23 h, Latour assiste à une séance d’ethnopsychiatrie. Il réalise qu’il ne s’agit pas pour le soignant d’« entrer dans la représentation culturelle des acteurs avec l’hypocrisie condescendante des psychologues et de croire aux divinités sous prétexte que les migrants y croient ». Il ne s’agit, justement, ni de croire ni de suspendre sa croyance ordinaire. Les divinités seules agissent ». 

Le dispositif de soin consiste, ainsi, à « peupler le monde avec les êtres dont parlent les acteurs et selon les spécificités spéciales qu’ils réclament » (p.96). Ces spécificités spéciales seront l’objet, en 2015, si j’ai une bonne mémoire, de l’enquête de Latour sur les modes d’existence. En 2009, l’auteur se contente de montrer l’intérêt de prendre en compte la « présentation » (et non la représentation) de ce peuplement que les acteurs subissent ou fabriquent concrètement. La présentation de ces fées – faits ne peut se saisir que par le « biais » de l’ethnocentrisme du mode d’existence en présence. La moindre utilisation d’un autre « centre » d’analyse fait tourner (comme un mauvais vin) la « présentation » en une « représentation », « l’ontologie » en une « physique des objets » ou en une « psychologie des sujets ». Ainsi, pour Latour « enlever à la croyance son ontologie sous prétexte qu’elle prendrait place à l’intérieur du sujet, c’est mécomprendre à la fois l’objet et l’acteur humain. C’est manquer la sagesse des faitiches ».

Lundi 14 juin 2021

J’ai complètement manqué de cette sagesse, avant-hier, lorsqu’au bout d’un long apéro j’ai essayé de parler de ma recherche en cours à nos amis Sophie et François. Au tout début, j’ai répondu à une question sur la façon dont j’avais fait le deuil de ma mère. À cette question, j’ai répondu que j’avais trouvé l’évènement moins pénible que la disparition de mon chien. Cela a jeté un froid. J’ai essayé de dire que c’était une blague, mais je me suis rendu compte que cette blague était assez malvenue compte tenu des circonstances (Sophie venait de nous parler de la mort récente de son père). J’aurais pu me contenter de cette maladresse. J’ai fait pire : comme mon petit chien arrogant, j’ai donné l’impression à la tablée que je voyais les spectres, que j’étais de « ceux » qui sont capables de voir l’invisible et que, donc, « eux », mes amis et mon épouse, étaient de pauvres incrédules. Je m’étais mis à croire à la croyance et à l’opposer à la connaissance, au savoir, à séparer les faits, des fées. « Quel con ! » : depuis avant-hier, voilà comment je nomme ce spectre qui est venu nous jouer un drôle de tour.

Mardi 15 juin 2021

Pour revenir au soin proposé par les ethnopsychiatres du centre Devereux (et à la page 85), je suis OK avec cette idée que les retrouvailles avec les spectres (le mot n’est pas utilisé par Latour) viennent au secours du malade. Je l’ai déjà écrit ailleurs : la maladie du travail de soin réside dans son obstination à vouloir mettre le malade au « centre » (au « centre médicosocial » par exemple).

Ces derniers jours, les commentateurs de foot (que j’aime écouter longuement) ont commenté (longuement, donc) le retour de Benzema au centre de l’attaque. Cette focalisation sur le « centre » de l’équipe inquiète mon cœur de supporter. Pour le rassurer, je lui dis que cette focalisation est une ruse : Benzema a la particularité (si j’ai bien saisi ces longs commentaires) de ne pas vraiment rester au « centre » du jeu. Je lui dis que Benzema a une chance de gagner : tout comme le migrant (ou le Beauceron) fréquentant le centre Devereux, il ne se retrouve pas tout à fait mis au « centre » du dispositif.

C’est intéressant de penser comment un dispositif qui n’agit pas sur « soi », peut, justement, nous guérir. Il y a quelques années, j’ai bénéficié du manque de moyens humains des hôpitaux. Patient médical, j’étais très heureux d’être pris pour un simple « numéro ». Ce n’est pas « moi » mais le cancer que le dispositif clinique s’est contenté de cerner puis d’installer, d’« assoir ». J’ai simplement fait l’effort d’emporter avec moi un cancer spécifique dans les locaux, les résultats d’analyse, les discussions d’équipe de ce dispositif. Le reste ne fut qu’une affaire de présentation : « bonjour Monsieur, voilà, vous avez avec vous un cancer ». « Bonjour cancer, voilà, vous avez avec vous un monsieur ». Trop mis au centre en tant que « sujet », la présentation de cet attachant attachement aurait pu tourner à la « représentation ». Et ceci pour nous deux. Une représentation subjective : « monsieur, rendez-vous compte, vous êtes cancéreux ! ». Une représentation objective «  sous vos applaudissements… The Cancer ! ». Dans les deux cas, l’attachant attachement n’aurait pas pu être présenté. On se serait, lui et moi, représenté autre chose.

En fait, c’est exactement ce qui s’est passé, sauf que cette fausse présentation n’a pas du tout été maitrisée. Dans ce moment d’ontologie oncologique, le cancer et moi avons été, chacun, légèrement dépassés par cette présentation réciproque. Si nous avions maitrisé nos représentations, si nous avions cru à nos croyances, nous en serions encore (au mieux) au même point. Chacun maitre de ses représentations. Lui maladie, moi malade.

Encore une fois, le geste de la représentation suppose l’existence de deux mondes : celui des maladies et celui des malades, celui de l’objectif et celui du subjectif, celui du visible et celui de l’invisible, celui de la terre et celui du ciel, celui de l’autre monde et celui du « bas monde » (p. 100).

Ce point de vue (d’un monde unique) suppose de ne plus placer au « centre » quoi que ce soit. Ni la maitrise de l’authenticité (« l’artifice est l’ami et non l’ennemi de cette réalité » [p.103]), ni la maitrise de la science : le praticien doit, en effet, d’abord être un grand « charlatan » (p.102) au sens positif du terme : un praticien capable de provoquer des « présentations ». À force « d’épistémologiser nos objets, de psychologiser nos sujets » (p.104) les modernes ont oublié que l’on pouvait soigner par de simples présentations.  

À la lumière de ce que je suis en train d’écrire me revient le souvenir d’un rêve raconté à Sophie et à son père Jacques (mon duo de guérisseurs). Alors que nous campions sur leur terrain situé près de l’observatoire de Saint-Michel l’Observatoire, j’ai fabriqué un rêve d’hommes préhistoriques. Dès le matin, je leur ai raconté ce rêve en l’envisageant sous l’angle de la « représentation » (je me demandais quel était son sens). Jacques et Sophie m’ont dit que leur terrain avait été habité par des personnes de la préhistoire. Ils m’ont demandé combien ils étaient et quels habits ils portaient cette nuit-là. Ils semblaient connaitre certains ancêtres de « leur » lieu. Ils m’ont dit que j’avais simplement reçu la visite de ces gens-là. J’essayais de me soigner en tentant de maitriser ce geste moderne de la « représentation », eux m’ont guéri en se contentant de faire les « présentations ».

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Bertrand,
En réponse à ton texte, je te mets un extrait de ma thèse qui me semble connecté à tes réflexions.
L’enseignement de l’innocence
Pencran, Bretagne, le 4 décembre 1994.

Plus tard nous avons rencontré la famille Graber au Montana, amis des Cheyennes (Dave Graber est mentionné dans « The last contrary « , la biographie d’un vieux « contraire » Cheyenne) et adoptés par une famille Crow. Pour finir, j’aimerai vous rapporter, telle qu’elle m’a été contée par Dave (comme je m’en souviens) l’histoire de :
Dave et le crâne de bison
Dave Graber et un ami se promenaient dans la prairie, lorsque l’un d’entre eux trébucha sur quelque chose. Intrigués ils finirent de déterrer ce quelque chose qui s’avéra être un crâne de bison, probablement vieux de 100 ans ou plus.
Ils ne voulurent pas le laisser là de peur qu’il soit écrasé aussi décidèrent-ils de le montrer à un homme médecine et de lui demander conseil sur ce qu’il convenait d’en faire. En attendant, Dave le mis dans son sous-sol et finit par l’oublier.
Bien des années plus tard, au moment de déménager il le redécouvrit et alla consulter un homme médecine, mais un nouveau traditionaliste.
-Pour Dave un vieux traditionaliste est une personne qui partage la vision de ceux de l’ancien temps (les « oldtimers »), ceux qui ont connu le mode de vie avant la domination blanche. Ceux-là savaient par expérience que la tradition est une chose vivante, mouvante, constamment enrichie d’apports nouveaux. Par exemple des influences sioux ont été incorporées dans la tradition Cheyenne au siècle dernier et vice versa.
Tandis qu’un nouveau traditionaliste a plutôt une vision romantique du passé, il voudrait que le passé soit présent, la tradition est alors plus figée, les choses sont ainsi et pas autrement.
Cet homme médecine fut si choqué par l’histoire de Dave, qu’il ne lui répondit même pas. Un autre jour, Dave revint à la charge : l’homme médecine lui dit que s’il venait lui-même à faire une telle découverte, il éviterait même d’y toucher, car cela pourrait lui faire du mal ou retomber sur l’un de ses proches. Et pourquoi ? S’enquit Dave, n’était-ce pas tout simplement un crâne laissé là par un groupe de chasseurs ? L’homme médecine lui expliqua alors sa théorie : Il y a une centaine d’années les hommes médecine réalisant que rien ne serait plus comme avant à cause de l’homme blanc, décidèrent de ne pas transmettre leur connaissance, ni leurs objets de pouvoir, estimant que les générations futures vivant dans un monde totalement différent ne sauraient qu’en faire.
Par conséquent, ils cachèrent leurs objets de pouvoir dans des endroits secrets et ce que Dave avait trouvé était l’un d’entre eux.
Juste après cela, Dave attrapa une infection à l’œil, il se soigna, mais rien n’y faisait. Il alla alors voir un spécialiste, mais malgré le traitement, cela ne faisait qu’empirer. Il finit par appeler son ami, et ensemble ils allèrent enterrer le crâne de bison le plus près possible de l’endroit où ils l’avaient trouvé des années auparavant.
L’infection de Dave disparut.
Je lui ai alors demandé : « Pourtant le crâne était dans ton sous-sol pendant toutes ces années et ni toi ni ta famille n’avez eu de problème n’est-ce pas ?
D -Non, nous n’avons rien eu.
L -Était-ce parce que tu ne savais pas ?
D -Oui, c’est peut-être cela l’enseignement de cette expérience, l’enseignement de l’innocence.
L -Mais si au départ tu avais été voir un vieux traditionaliste plutôt qu’un nouveau, et qu’il t’avait dit que le crâne avait été laissé là par un groupe de chasseurs, ou quelque chose de ce genre ; tu n’aurais pas eu cette infection à l’œil n’est-ce pas ?
D -Probablement pas. »

L’efficacité symbolique et l’enseignement de l’innocence
Dans l’Anthropologie structurale, Claude Levy Strauss explique la magie par ce qu’il appelle, l’efficacité symbolique. « La malade… n’accepte pas… des douleurs incohérentes et arbitraires… que, par l’appel au mythe, le chaman va replacer dans un ensemble ou tout se tient. Mais la malade, ayant compris, ne fait pas que se résigner, elle guérit . » C. Levy Strauss poursuit en expliquant que notre médecine est fondée sur de l’existant extérieur contrairement à celle des chamans : « …les microbes existent, et… les monstres n’existent pas… la relation entre microbe et maladie est extérieure à l’esprit du patient… tandis que la relation entre monstre et maladie est intérieure à ce même esprit. » Tel que je le comprends c’est cette intériorité permettant une relation directe, avec le cadre explicatif du sorcier, qui permet : « le déblocage du processus physiologique, c’est-à-dire la réorganisation, dans un sens favorable, de la séquence dont la malade subit le déroulement. » Nous pourrions entrer ici dans un débat comparatif entre la médecine occidentale et la médecine chamanique et déduire de ce que dit C. Lévy Strauss par exemple, que la médecine occidentale doit traiter les corps de manière extérieure alors que la chamanique utilise le pouvoir créateur de réagencement de l’esprit qui est utlisé par exemple dans l’hypnose. Mais je ne veux pas m’aventurer dans ce débat maintenant et préfère poser la question de la relativité de l’existant. En effet, je ne peux pas suivre aveuglément C. Lévy Strauss dans son affirmation que les microbes existent et que les monstres n’existent pas. Qui nous dit que la science reconnaitra encore l’existence des microbes dans deux cents ans ?
Pour en revenir à notre crâne de bison, le nouveau traditionaliste par son explication déclenche la maladie et donne en même temps un indice pour une guérison possible : ne pas intervenir dans le cas d’une telle découverte. Ceci permet à Dave d’extrapoler en se rapprochant au plus près de la situation d’origine par la remise en terre du crâne là où il l’a trouvé. L’enseignement de l’innocence, c’est peut-être d’éviter d’entrée de jeu, de se mettre dans des situations compliquées comme par exemple d’aller demander conseil à des nouveaux traditionnalistes, afin de rester dans l’innocence qui nous laisse plus libre.

SCHWARZ (W.), The last contrary, the story of Wesley Whiteman (Black Bear), Sioux Falls USA, The Center for Western studies, 1991. J’ai correspondu avec W. Schwarz avant ce voyage car j’avais envisagé de traduire son livre. Il n’habitait plus dans la région mais m’a proposé de rencontrer son ami Dave Graber, ce que j’ai fait. Ce projet de traduction n’a pas vu le jour.
LEVY STRAUSS (C.), Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1985, p. 226.

Loïc