Modernes & insaisissables
- 23/01/22 : suis en train de lire nous n’avons jamais été modernes (Latour 1991) . L’auteur propose quelques schémas dans ce livre pour présenter ce qu’il nomme « la constitution des modernes ». J’ai essayé d’en croquer un tout autre (peut-être parce que j’ai la chance, contrairement à l’auteur, d’avoir lu les livres qu’il a écrits par la suite). Ce croquis oppose le travail critique qui mène à trois formes de purification (transcendantes) et le travail critique qui mène à trois formes d’anti-purification (c’est-à-dire à des sortes d’immanences qui maintiennent intactes ces transcendances). Le croquis montre, aussi, ce qui ne semble non pensé par les modernes : le travail de médiation. Pour une part, les modernes se sentent « agit » par des transcendances : la Nature, la Société, le dieu hyper lointain ou hyper intime (spiritualité). De l’autre part, ils revendiquent leur capacité à agir sur ces transcendances (à les fabriquer dans une pleine immanence). De la sorte, les modernes sont insaisissables, tout comme l’est, je m’en rends malheureusement compte, cette tentative de mise en forme :
- Peut-être aurais-je dû ajouter à droite, à l’endroit où bifurquent le pensable et l’impensable des modernes (le classable et l’inclassable), des chambres d’enregistrement, de tri ou de négociation (mais cela correspond plutôt à ce que j’ai compris de l’ouvrage politique de la nature).
- Si je retrouve un jour ce schéma dans la petite encyclopédie des hybrides que je suis en train de constituer, je pourrai remarquer que cette double tripette de critique (sur 1) la nature, 2) la société et enfin, 3) le Dieu (barré)) empêche que l’on puise prendre les modernes « la main dans le sac » (p.73). (Ce « jamais » étant à comprendre d’une façon paradoxale puisque nous n’avons jamais été moderne).
- Pour comprendre ce croquis, il me faudra certainement, aussi, me replonger dans la lecture du livre par exemple, à la page 65 : « Nous n’avons pas fait la nature ; nous faisons la société ; nous faisons la nature ; nous n’avons pas fait la société ; nous n’avons fait ni l’une, ni l’autre, Dieu a tout fait ; Dieu n’a rien fait, nous avons tout fait. On ne comprend rien aux modernes (…)»
- Ou encore à la page 70. « Si vous leur objectez qu’ils font preuve de duplicité, ils vous montreront que jamais ils ne mélangent les lois de la nature et l’imprescriptible liberté humaine (…) Si vous vous retournez brusquement comme dans le jeu d’enfants « un, deux, trois, soleil ! », ils resteront figés, l’air innocent, comme s’ils n’avaient pas bougé : à gauche, les choses mêmes, à droite, la société libre des sujets parlants et pensants ».
- Tout ceci pour me rappeler l’intérêt d’une écriture empirique, impliquée et transductive (plutôt que savante, détachée et déductive). Pour comprendre, aussi, pourquoi je me suis si souvent fit prendre « la main dans le sac » en essayant de décrire mes mixtes, mes hybrides et mes monstres…
Latour Bruno, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991, Latour Bruno, Politique de la nature, La Découverte, 1991
Bertrand Crépeau Bironneau
4 Comments
Bonjour Bertrand, ton schéma me fait penser à une de tes diapos que tu nous avais montré en cours sur l’Analyse Institutionnelle. Je vois que tu poursuis sur cette même voie. Avec ton site, la théorie critique n’a donc pas dit son dernier mot !
Cyril
Oui, mais en fait Cyril, la proposition de Latour, dans ce livre, consistait à dire que puisque la modernité n’existe pas, la critique de celle-ci (via l’anti ou la post-modernité, par ex) n’a pas vraiment de sens (Latour préférait, dans ce livre, le terme d’« a-modernité », si je me souviens bien). En fait, la modernité n’existe pas, mais il existe une manière de parler « moderne ». Si un « a-moderne » dit à un « moderne »: « tu sais la blessure de ton père au genou, c’est peut-être la trace d’un fait extérieur », le « moderne » s’en prend à son incrédulité : « bien, voyons, comme par hasard il s’est blessé ici à ce moment-là, c’est bien son inconscient qui a parlé ! » ; et si dans la minute qui suit, cet « a-moderne » suggère à ce même « moderne » que le ronronnement d’un lave-vaisselle peut l’aider à méditer, il s’en prend, cette fois-ci à sa crédulité : « tu ne vois pas que ce n’est qu’un objet de la société de consommation ! ». Dans les deux cas, le « moderne » a imploré les voix hors sol (du sous-sol puis du dessus du sol). Dans les deux cas, « l’a-moderne » a tenté d’explorer des voies du terrestre.
La façon dont parle ton « moderne », c’est comme ça qu’on nous a appris à parler dans le médico-social. En fait, je ne vois pas trop le problème…
Le problème, Cyril ? En convoquant, tour à tour, le « dieu » de la subjectivité, puis le « dieu » de l’objectivité, ce « moderne » reproche, tour à tour, à son interlocuteur de ne pas voir, ici, les forces subjectives (l’Inconscient du genou) et là, les forces objectives (la Société de consommation…) qui agissent, tour à tour, pour nier et même interdire sa propre vie objective puis sa propre vie subjective. Son interlocuteur ne peut que se sentir perdu devant ces reproches qui le désignent comme incapable de voir dans un cas (son objectivité, sa subjectivité…) ce qui lui est, de toute façon, interdit de regarder dans l’autre.
Ce moderne, tour à tour, surestime, puis nie les puissances en présence. Que lui proposer ? Je pourrais lui dire que ma maison, par exemple, n’est ni un objet totalement inerte ni une entité totalement hantée. C’est un être technique qui tient en bougeant. Les deux premières assertions peuvent être évoquées d’une façon définitive (tangibilité, légende…). La troisième nécessite un travail de description plus continue. Mais tu sais cela mieux que moi, Cyril, toi le menuisier-éducateur !