Yves Lacoste 2018
Yves Lacoste, Aventures d’un géographe, Éditions des Équateurs, 2018
Dimanche 14 juin.
Hier soir, j’ai demandé à François, un ami professeur d’histoire-géo de me conseiller la lecture d’un auteur géographe. D’emblée, il m’a cité ce nom d’Yves Lacoste et ce titre de livre la géographie ça sert à faire la guerre. Ce matin, je viens de commander l’achat d’un autre livre de Lacoste plus récent et plus autobiographique : Aventures d’un Géographe…
Bataille géographique
Mardi 23 juin 2020
10 h : distribution de la profession de foi (second tour des élections municipales) avec Yoan hier. Plus tard, dans le bourg, j’ai assisté à une vive discussion entre voisins à propos d’un terrain de 1200 mètres carrés. Sept personnes attroupées : deux voisins, des témoins, des diplomates. L’un reproche à l’autre de lui voler son terrain (en le cultivant à sa guise). L’autre reproche à l’un de vouloir le vendre trop cher. « 14 000 euros, c’est du vol ! » Des histoires anciennes : des patates tombées du camion, un départ dans la Creuse. Je n’ai pas compris grand-chose. Les contradictions sont vives dans notre village. Un des diplomates m’a parlé, en aparté, d’élections anciennes : « entre communistes et SFIO on en venait aux mains ! »
Ce second tour 2020 me semble moins tendu que le premier. Peut-être parce que je le regarde de loin. J’ai bien aimé lire, dans la profession de foi de la liste adverse, cet effort fait, par chaque candidat, pour se présenter. Dans notre profession de foi, c’est la présence d’un chien presque « au centre » de la photo qui me plait. D’un côté, on revendique le besoin de stabilité, d’allégeance, d’identité. De l’autre, on montre un chien (pas que des humains, donc) et des phrases d’habitants : des murmures, mais aussi des hurlements, une soif d’autonomie et de commun. D’un côté, une zone d’étouffement, de l’autre, une zone de respiration analytique portée par le désir de changement, de relations plus ouvertes, plus métastables, plus vitalistes, plus complexes.
Le lien au village apparait d’une façon distincte dans ces deux « professions de foi ». L’une se réclame de son histoire (« depuis », « demain »), l’autre de sa géographie (« carte du village », « entraide »). Chaque liste met en avant une dimension que l’autre, en fait, incarne « naturellement ». La liste « géographique » est portée par un mouvement historique (lié à la participation citoyenne), la liste « historique » est, de son côté, portée par un mouvement géographique (lié à l’appropriation d’un territoire). Il y a aussi une candidature isolée. Comment la situer ? Elle ne se réclame ni d’un lieu, ni d’un temps, mais d’une hauteur, d’une transcendance : la phynance, telle que l’orthographie et la définit Augustin Berque dans son glossaire « n. f. Absolutisation ubuesque de l’argent (…) la substance absolue de toute réalité, notamment de l’argent lui-même : dans l’intérêt phynancier, l’argent (Prédicat) est le sujet de l’argent, tel jadis Yahveh, tel naguère le cogito… » Le propos de cette candidature isolée n’est pas sans « raison », mais il est tellement fasciné par celle-ci, qu’il tourne en boucle (le sujet et le prédicat c’est-à-dire la nature de ce qui calcule et de ce qui est calculé sont confondus).
Maquette
Pour renfoncer le clou de notre parti pris géographique, j’ai rappelé à Yoan l’idée de fabriquer collectivement la maquette de notre village. C’est une pratique qu’Yves Lacoste affectionnait pour saisir les représentations contradictoires d’un lieu que des gens veulent étudier.
Représentation des dimensions que l’on donne au lieu. Au moins deux contradictions : longueur, largeur. Une troisième avec la hauteur (si l’on est habile avec le marteau, mais pas seulement). Le débat entre voisins à propos du terrain pourrait se poursuivre autour de cette maquette. Cela ajouterait des dimensions (pécuniaire, juridique…). La maquette pourrait voler en éclats (l’un des voisins avait un bâton dans la main lors de la discussion), elle pourrait être aussi tacitement sacralisée comme Yves Lacoste le rapporte à propos d’une maquette réalisée par des villageois ivoiriens:
« On découvrit la maquette dans une atmosphère de recueillement. Personne n’osait approcher ni bouger, par respect sans doute pour la finesse du travail et son aspect très fragile aussi. Quand soudain un homme désigna sur la maquette l’endroit de sa maison et partit d’un grand rire qui fut bientôt suivi par beaucoup d’autres. »
Des terrains historisés
Le livre de mémoire d’Yves Lacoste, c’est un peu cela : des courts récits sur de multiples scènes d’aventure. La mémoire du géographe se déploie autour des terrains où il s’est impliqué, engagé, mouillé.
« La géographie n’est pas autre chose que l’histoire dans l’espace (de même que l’histoire est la géographie dans le temps). C’est le point de vue qu’Yves Lacoste emprunte au géographe libertaire et anarchiste Élisée Reclus (1830-1905). Dans ce livre de mémoire, le premier espace « historisé » est celui de l’espace de l’enseignement, de la recherche, de l’édition. Lacoste décrit comme il s’est éduqué en arpentant (et l’inverse est aussi vrai). Enfant (et fils de géologue) il a vécu « un temps au Maroc, puis en France, notamment dans les Alpes, paysage propice à l’apprentissage d’un jeune géographe. » Plus tard, le Vietnam, Cuba, l’Égypte, la Kabylie, puis Vincennes : enseignant dans une université qui ne m’est pas totalement étrangère : Paris VIII. De cet arpentage, Yves Lacoste a édifié l’idée que la géographie était « davantage une façon de voir les choses qu’une science ou un métier.»
Lacoste relate ses premières « commandes » d’écriture universitaire, éditoriale, la création de la revue Hérodote. Le paysage éditorial géographique semblait désert dans les années 70. Lacoste donne l’impression que tout restait à écrire. L’écriture de ce récit de géographe est abrupte. Une promenade alpine. Lacoste ne cherche pas à philosopher. Il tient à décrire. Paradoxalement aussi, il ne décrit pas en détail. Il raconte à peine l’histoire. A l’image des cartes géographiques qui suggèrent un terrain riche de dimensions et de contradictions, les mémoires de ce géographe évoquent un milieu qu’il faut réussir à deviner.
Le mot « aventures » qui apparait dans le titre n’est pas usurpé. Il y a des situations vraiment ubuesques et épiques. Juin 1972, au téléphone, une personne (qui ne se présente pas) lui demande de venir en urgence au Vietnam. Malgré les protestations de son épouse, Lacoste accepte. Les services secrets soviétiques l’aident, via Moscou, à rejoindre Hanoï, sans visa ni billet d’avion. Ce voyage lui permet de déceler que les bombardements visent des endroits géographiques précis (à fort risque d’inondation pour la population ) et dès son retour à Paris, il publie un article dans le journal le Monde pour dénoncer les bombardements des digues du fleuve Rouge par les Américains.
Les récits sont présentés d’une façon quasi naïve. Ce qui arrive surprend d’abord l’auteur. Les lieux s’imposent à lui. Ils le saisissent, le trimbalent. Alors, de surprise en surprise, Lacoste se saisit et se trimbale. Cela ne va pas plus loin. Il découvre le milieu (professionnel) de la géographie en même temps que ce milieu le découvre.
Baroudeur géographe
Lacoste est un baroudeur plutôt qu’un théoricien. Et c’est ce sur ce point que ses pairs ne vont pas l’épargner. Son travail d’écriture et d’édition est sujet de controverse et d’incompréhension. Dans le début de ce livre, Lacoste dit préférer le terme « d’objet de recherche » plutôt que celui de « sujet de recherchee. À mes yeux, cette distinction (sujet/objet) n’est pas claire, mais pour Lacoste elle est essentielle. Elle lui permet de montrer que sa subjectivité (qu’il ne rechigne pas à mettre en scène dans ce livre) est d’abord conditionnée par son engagement objectif de géographe (en tant qu’enseignant, auteur, chercheur, homme de média).
Lacoste s’est rendu célèbre en intitulant son quatrième livre, en 1976, La Géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. Il y a au moins deux niveaux d’analyse qui permettent d’expliquer ce titre. Premièrement, Lacoste tient à montrer l’aspect concret de la géographie : elle n’est pas qu’une matière scolaire, c’est une discipline qui agit sur la vie individuelle et politique. La géographie « sert à faire la guerre, à organiser les territoires pour mieux contrôler les hommes sur lesquels l’appareil d’État exerce son autorité. La géographie a d’abord été un savoir politique et militaire… »
Le deuxième niveau d’analyse qui explique ce titre concerne le rapport que Lacoste entretient avec son milieu professionnel. Il tient à marquer son territoire et à provoquer des réactions (c’est effectivement ce qui arrive). Ce livre de mémoire fait le récit d’une guerre qu’un géographe a mené contre un courant géographique qui s’imagine détaché de toute incidence concrète avec l’objet de sa recherche.
Lacoste est géographe. Plutôt que la carte (du parti) ou Descartes, des cartes ; plutôt que d’appliquer sur le terrain des théories, d’abord décrire le mieux possible son terrain d’étude (y compris le terrain qui lui commande l’étude de terrain). Cela passe par la réalisation de cartes, de maquettes. (À propos de guerre, Lacoste signale qu’à la fin du 19 -ème siècle « les sous-officiers de l’armée allemande savaient lire une carte d’état-major, ce qui n’était pas le cas dans l’armée française »).
Arpenter les contradictions
Pour Yves Lacoste, la géographie permet de penser « spatialement chacun des phénomènes que les multiples sciences humaines peuvent étudier. Il est, en ce sens, intéressant de chercher à cartographier ces phénomènes via des plans superposés (des diatopes) et selon des “ensembles spatiaux qui relèvent d’ordres de grandeur très différents (depuis la dizaine de milliers de kilomètres jusqu’à la dizaine de mètres) (…) Elle procède de l’articulation de différents niveaux d’analyse spatiale, c’est-à-dire des différents niveaux d’analyse de la diversité.”
Ce travail cartographique nécessite un gros travail d’arpentage : un travail essentiellement physique. Dans un chapitre sur sa pédagogie, Yves Lacoste raconte qu’au premier semestre, il emmenait ses étudiants de Vincennes dans la vallée de Chevreuse (cela doit parler à François, un enseignant géographe passionné, lui aussi.) “Il fallait marcher d’un bon pas et faire dans la journée une trentaine de kilomètres, tout en écoutant ce que je disais et en prenant des notes, pour faire plus tard le compte rendu de la journée. (…) Quand certains se plaignaient d’avoir mal aux pieds, je refusais que l’on ralentisse le pas. Nous n’étions pas en promenade.”
Lors de l’examen du semestre, Lacoste attribuait une note selon une méthode qui a scandalisé ses collègues professeurs. Plutôt que les faire “plancher” sur sujet de rédaction, Lacoste demandait à chacun de ses étudiants de dessiner “une grande carte mondiale des déserts. Il fallait y tracer les limites de tous les phénomènes qui non seulement ont quelque rapport avec les déserts, mais aussi que l’on peut considérer comme importants ou intéressants, à savoir les montagnes, les cours d’eau qui en descendent, les oasis, les routes caravanières, les lieux saints, les frontières, les gisements miniers, les villes, les frontières d’État… Chacun devait dessiner sa propre carte et on les comparerait ensuite. Après moult discussions, ajouts et corrections, on obtenait à la fin des cartes très complètes.”
mercredi 24 juin 2020
Quelques démystifications géographiques
L’écriture de ce récit de géographe n’est pas philosophique. Lacoste a pourtant une formation de philosophie qu’il a approfondie en étudiant Marx et en devenant un des spécialistes français d’Ibn Khaldoun. La pensée du second l’incita à douter de l’extension mondiale des modes de production tels qu’ils avaient été définis par le premier (passage de la féodalité à la bourgeoisie, etc.). Dans un “Que sais-je ?”, Lacoste avance qu’il existe dans les pays sous-développés “une distorsion entre une très forte croissance démographique et une croissance économique insuffisante, et ce, malgré les moyens existants”. Ainsi, du point de vue de Lacoste “En dehors de l’Europe occidentale, on ne pouvait pas sérieusement trouver de preuves (…) que les révolutions industrielles avaient été étouffées par le colonialisme.”
La géographie de terrain conduit Lacoste à décrire des rapports géopolitiques ambigus, contradictoires qui s’opposent à la vulgate marxiste. Cependant, il me semble que Lacoste convoque, tout de même, la pensée — précisément marxiste — des contradictions liées à la représentation des zones terrestres. Il les met en paysage. Il leur donne un droit de cité, même s’il ne doute pas que celui-ci ne peut être que temporaire.
Dans trois jours, nous élirons le prochain conseil municipal de mon village. C’est surement une élection importante, même si je ne vois pas concrètement ce que représente ce mot “village”. J’imagine que les représentations doivent être aussi nombreuses que les habitants que nous sommes. Ce qui me parait plus saisissable ce sont nos manières multiples, dissociées, temporaires… de “faire village”. Ces manières construisent ici et là (par exemple, à l’endroit de cette dispute entre voisins évoquée plus haut) ce qu’on pourrait nommer des “zones de représentations villageoises temporaires”. Ces zones de contradiction (autour des pratiques et des représentations géographiques) sont évidemment plus complexes que ce que peut représenter une carte, une maquette ou toute autre structure mentale. Dans son livre Lacoste se souvient de l’adage d’André Siegfried dans son Tableau politique de la France de l’Ouest (1913) : “Le granite vote à droite et le calcaire vote à gauche.” Son empirisme géographique lui fait constater que “cela est vrai en Vendée, mais pas en Corrèze, où le granite vote à gauche et le calcaire, à droite”. La géographie nécessite des mises à jour, des graphes de reprise, de la terragraphie.
Cette géographie des contradictions lui fait, ainsi, extirper et étriller les mystifications de son époque : la cartographie structuraliste, le discrédit de l’idée de nation, l’unification du tiers-monde… Dans cette biographie, Lacoste évoque à plusieurs reprises, les travaux ethnologiques de son épouse Camille Lacoste Dujardin (1929-2016). Ces travaux visaient aussi une démystification des allants de soi de l’époque. Camille Lacoste Dujardin refusait, par exemple, l’idée de Pierre Bourdieu selon laquelle les Kabyles sont une société fondamentalement immobile. Elle réfuta aussi, point par point, les assertions de Bourdieu à propos des femmes kabyles. Le livre d’Yves Lacoste se conclut d’ailleurs sur une dédicace que l’auteur a retrouvée après le décès de son épouse. “D’où il ressort que ton analyse précise et intime d’une situation locale, celle des Kabyles, est indispensable à la compréhension de problèmes géopolitiques bien plus vastes…” D’où il ressort que ce livre biographique d’Yves Lacoste mêle le géo-intime et le géopolitique.
Géopolitique des façons de voir
Lacoste revient sur la prudence avec laquelle il a utilisé, au début des années 1980, le terme « géopolitique ». (Le terme est encore, aujourd’hui, tabou en Allemagne, car leurs géographes du début du siècle dernier l’ont utilisé pour servir le mouvement nazi).
Sur la page Wikipédia d’Yves Lacoste, on lit que le géographe Claude Raffestin (ma prochaine lecture) lui reproche de ne jamais définir la “géopolitique”. Yves Lacoste semble répondre à cette critique dans ce livre en proposant plusieurs définitions notamment celle-ci : “La géopolitique nouvelle — la géopolitique à la française — devait se fonder non sur de supposées ‘lois géographiques’, mais sur la confrontation d’au moins deux ‘représentations’ contradictoires. Chacune devant être émise contre une ‘représentation’ adverse, puisque la géopolitique est d’abord la manifestation de rivalités de pouvoirs sur un ou des territoires. Chacune de ces rivalités se réfère à l’histoire que chacun des groupes rivaux se raconte à sa façon”. C’est ce qu’on remarque ici dans “mon” village, comme ailleurs, en lisant les textes des deux listes candidates à l’élection municipale. Il me faudra y revenir.
note : toutes les phrases entre guillemets sont extraites du livre D’Yves Lacoste, Aventures d’un géographes, édition équateur, 2018