Passer les portes
9.07.12
Journal du Dictaphone, retranscrit.
Dimanche, 6h, premier jour de purification. Il s’est déjà passé pas mal de choses. Nous sommes 4 nouveaux danseurs du soleil, deux Français, Escargot et moi et deux Autrichiens, Bernhard et Andreas. Sous les étoiles, John nous a parlé longuement ainsi qu’à nos helpers hier soir, c’était intense. Je sens aussi de part et d’autre la pression pour que je perce. John a dit qu’il ne pourra pas danser à notre place. Il n’y a personne qui peut percer à ma place, ou m’obliger à faire telle ou telle option, ma danse est entre moi et la création, entre moi et le créateur.
C’est la première nuit que je dors sous le tipi des danseurs, j’y suis seul, les autres ont préféré dormir dans leurs tentes avec leur familles. Tout le monde pensait que j’allais me faire bouffer par les moustiques mais pour l’instant ils me laissent tranquille, je me fais piquer par des bêtes, mais plutôt en fin d’après midi. Ce doit être l’heure du repas du soir pour elles, avant d’aller se coucher. Sinon ça se passe super bien pour Franz et Gary, ils sont très bien acceptés par toute la bande, j’ai l’impression qu’ils sont dans leur élément ici d’une certaine manière. On a monté les tipis hier sous une chaleur écrasante et brûlante. J’ai pris un coup de soleil, tout le monde a pris des coups de soleil, sauf ceux qui étaient déjà bronzés. C’est un type particulier de peau, de personnes qui bronzent, moi j’ai plutôt tendance à rougir, ce qui m’angoisse pour la Sun dance.
John a dit qu’il fumera la pipe avec nous pour accepter que nous dansions seulement mardi (en fait il l’a fumée seulement le soir du dernier jour de purification (mercredi)), on a encore jusqu’à ce moment là pour prendre une décision plus sage et changer d’avis, que ce serait vraiment Ok. Il a dit aussi que si on s’engageait, il voulait que l’on finisse, c’est à dire que l’on fasse les quatre ans et qu’après il y avait plusieurs sortes de danseurs, ceux pour qui 4 ans suffisait et c’était tout a fait OK pour lui, très bien. On ne les revoit plus après, ils font autre chose. Il y en a d’autres pour qui c’est un chemin pour toute la vie. Il n’a pas différencié ceux qui reviennent de temps en temps et ceux qui reviennent à chaque fois. Je sais que c’est comme ça pour certains, pour mon ami P par exemple. Même s’il n’est pas encore revenu depuis sa quatrième année, pour lui c’est un chemin de vie, c’est clair. De même pour Guy, pour M…
J’ai toujours ce sentiment de continuer à passer des portes qui me confirment et me préparent à la sun dance. Mon arrivée au Minnesota en était une. Quelque part aussi lorsque Gary nous a emmené Franz et moi dans sa propriété pour partager avec nous sa vision de construire un pont entre le passé et le futur, ce village de perches de tipi pour relier avec le passé, c’était très fort et ce petit lac qu’il veut créer pour faire le lien avec le futur… Une autre très impressionnante fut notre traversée du Missouri. Quand je m’y suis baigné, j’ai senti que j’étais purifié, accepté par l’élément eau, par ce fleuve Missouri fantastique.
Je sens aussi dans ce camp des énervements, des gens qui se prennent la tête, mais rien de trop grave. Avec M, ça se passe bien. Les Autrichiens sont assez particuliers, même si c’est T leur chef, ils ne l’écoutent pas, interviennent tout le temps dans la construction des tipis, ce n’était peut-être pas très facile pour lui. Mais à la fin ils ont réussi à monter le tipi des danseurs quand même. C’était un tipi difficile à monter, vu qu’il a une coupe inversée par rapport à la coupe Lakota traditionnelle.
En te lisant Loïc, je me suis souvenu avoir lu ces lignes, il y a quelques années, à l’époque où nous préparions l’écriture de nos thèses réceptives. Je me suis souvenu des bêtes et des coups de soleil, je me suis souvenu, aussi, de ma compassion : « que va faire Loïc dans une telle galère ? Pourquoi a-t-il besoin de dormir sous un tipi ?» Je me demande cela encore aujourd’hui, mais d’une façon, je crois, un peu différente. Peut-être, parce que je sors d’une semaine de « campement » ! Peut-être aussi parce que je comprends mieux ces temps -ci ta recherche faite « d’acceptation » : une notion que tu déclines trois fois dans cet extrait (à propos de la petite bande, de John, puis de l’eau). Ces portes sont comme des « potes » que tu acceptes et qui t’acceptent. À l’image de cette amitié fantastique entre le Missouri et toi, sa création et la tienne.
Cher Bertrand,
C’est un autre texte sur la même danse du soleil que je t’avais envoyé à l’époque. J’avais demandé à une amie étudiante de m’interviewer avec le protocole d’entretien non directif que j’ai utilisé après pour mes interviews d’autres personne impliquées dans la danse.
Comme d’habitude tes remarques touchent à quelque chose de profond. L’acceptation est un terme qui a souvent une connotation négative de nos jours parce que ça sonne un peu comme une abdication de sa liberté individuelle, pour se soumettre à quelqu’un ou à des circonstances contre son gré. Mais l’acceptation peut être aussi d’apprécier la vie telle qu’elle est, telle qu’elle s’offre à nous et que nous nous offrons à elle. Il y a toujours un double mouvement je pense, d’adaptation mais aussi de projection de soi comme disait Jean Vassileff. D’une part on s’adapte au monde mais de l’autre, par nos projets, on transforme le monde qui donc s’adapte à nous. Dans l’acceptation il y a un peu des deux parce que si on réfléchit un peu à ce qu’on est prêt à accepter pour parvenir à nos fins, à l’obtention de l’objet de nos désirs, c’est parfois énorme. Même si on assimile l’acceptation à un renoncement, bien souvent ce dernier est associé à un but visé. On renonce à cela pour avoir ceci.
Bien sûr il peut aussi y avoir des acceptations qui sont négation de notre propre liberté mais dans le cas qui nous occupe, pourquoi me suis-je fourré dans cette galère, pourquoi ai-je besoin de dormir sous un tipi (entre nous c’est une belle expérience, beaucoup mieux qu’une tente. Tu peux voir le ciel entre les perches, te tenir debout, faire un feu à l’intérieur…) c’était librement choisi (tout en sachant qu’on n’est pas complètement libre). L’acceptation pour moi était ouverture, je pense que c’est ce que tu as ressenti aussi. Ouverture a ce qui est, à la rencontre par exemple avec ce merveilleux Missouri. Je vais expliquer dans le prochain épisode qui sont Gary et Franz qui se sont fait accepter par les danseurs et assistants du camp Lame deer (Cerf boiteux : John, mon chef de danse). La troisième acceptation c’était celle de John, nous acceptant comme apprentis danseurs. Tout ceci je l’ai voulu, ardemment poursuivi dans une économie du don et du contre don comme dirai Marcel Mauss (mais je ne me rendais pas compte consciemment de tout ça en m’y engageant). Tout en sachant que le but visé est le désintéressement dans le sens de faire les choses pas seulement pour soi mais pour les autres. Je pense que tant qu’on n’est pas illuminé – si un tel état existe – on n’est pas complètement désintéressé, on fait toujours les choses aussi pour soi. On essaye de cultiver l’altruisme dans les spiritualités dignes de ce nom. Paradoxalement c’est cette ouverture à l’autre qui nous enrichi spirituellement au niveau personnel, comme par rebond. C’est l’acceptation que l’autre entre (un peu) dans ton cœur.