Srnicek & l’exploration de l’IA

Lundi 24 juillet 2023

Notes de lecture à propos d’un article de Maud Barret Bertelloni paru dans AOC :  Nick Srnicek : « On peut imaginer un agenda radical en matière de nouvelles technologies » (15/07/23).

L’article de la doctorante en philosophie des techniques, Maud Barret Bertelloni s’appuie sur un interview de Nick Srnicek co-auteur (avec Alex Williams) du Manifeste accélérationniste (2013). Srnicek revient, au début de l’entretien, sur la genèse de l’écriture de ce manifeste :

  • après la crise financière de 2008, ils se sentent (avec son co-auteur) « frustrés » par le peu de pertinence des théories critiques de l’époque (celles qui s’en prennent, notamment à l’automatisme technologique) ;
  • ils se sentent, aussi, frustrés par la pratique « horizontaliste » de la gauche (celle qui s’exprime, à l’époque, notamment, dans le mouvement Occupy Wal Street) ;
  • ils écrivent ce manifeste pour dire que les technologies peuvent être l’objet d’une réappropriation théorique et que l’on ne doit pas avoir peur d’ériger (verticalement) de nouvelles pratiques politiques.

L’auteur se présente comme un chercheur qui a cessé d’être deleuzien lorsqu’il a (donc) vu les limites du mouvement micro-politique Occupy Wall Street. Plutôt que de craindre tout leadership ou verticalité, il faudrait, selon lui, cultiver ce genre de pratiques « instituantes » (c’est un terme qu’il n’utilise pas) pour les institutionnaliser afin que ces pratiques perdurent même lorsque la « ferveur » (c’est le terme qu’il utilise) est retombée.

Cette institutionnalisation se traduirait par la constitution d’infrastructures techniques qui permettraient trois sortes de mises en fonction :

  • celle du « Communal care » (qui mutualiserait les charges des soins qui s’opèrent sur chaque famille) ;

  • celle du « public luxury » (qui garantirait l’accès à des services de luxes trop couteux pour les familles et notre planète [piscine, bibliothèque…] ;
  • et, enfin, celle d’une « démocratie » liée à la gouvernance de la culture matérielle et technique.

La liste de ces fonctions semble peu innovante [des crèches, des piscines et des comités techniques municipaux existent déjà]. Ce qui parait nouveau dans ce propos, c’est la volonté d’articuler ces pratiques [au sens d’Ernesto Laclau]. Cette articulation produirait, selon Srnicek, une hégémonie sociotechnique [de gauche]. Ce terme d’« hégémonie » est vu, ici, comme une pratique non coercitive d’inclusion des personnes dans un ordre social. Sur le champ politique, l’hégémonie est surtout perçue à travers sa dimension idéologique et morale. L’auteur considère que sa dimension matérielle et technique n’est pas assez prise en compte et, donc, pas assez prise en main politiquement. 

L’auteur évoque à titre d’exemple l’hégémonie concrète opérée par la « maison individuelle » qui, en tant qu’objet technique, « naturalise » la nucléarisation de la cellule familiale. Cette hégémonie technique s’impose à tous sans être l’objet d’une dispute démocratique. Voilà pour la maison individuelle. Si l’on observe, maintenant, la manière dont se sont imposés des objets domestiques qui la « remplissent » depuis le début du siècle dernier, on peut se demander quand, où et comment ce « remplissage technique » a été décidé politiquement. (L’auteur évoque, à ce sujet, son dernier ouvrage écrit avec Helen Hester After Work, a history of the home and the fight for free.  (Un livre écrit à partir de ce constat rapporté par la féministe Ruth Schwars Cowan : « les femmes au foyer accomplissaient toujours autant de travail en 1970 qu’au début des années 1900 »).

Il est souvent question, dans cet article, de l’intelligence artificielle, l’IA.

Srnicek énumère brièvement les étapes qui précèdent son déploiement :  

  • Déploiement de l’IA ;
  • (-1) production des modèles ;
  • (-2) étiquetage et nettoyage des données ;
  • (-3) recueil des données.

Selon l’auteur, les chercheurs et politiciens qui critiquent, aujourd’hui, l’IA se focalisent (comme ils l’avaient fait à propos de l’automatiste du début des années 2000) sur les dimensions « morales » de cette nouvelle technologie, à savoir, pour l’IA, la « surveillance » (liée aux étapes de la collecte et à l’étiquetage des données). Ces critiques oublient, ce faisant, d’opérer une attention plus régressive (et donc plus marxiste) sur les conditions de production des modèles. Or, cette étape consomme des ressources énormes de calcul qui emploient des milliers de cerveaux d’ingénieur, des dizaines de milliers de cartes graphiques (surtout détenues par Amazon) et des millions de litres d’eau et de kilowattheure…

Plutôt que d’expliquer « pourquoi » il faut rejeter cette technologique couteuse en ressources, il semble plus pertinent, pour l’auteur, de se demander « comment » un contrôle démocratique de l’utilisation de ces ressources consacrées au déploiement de l’usage de l’IA pourrait être possible.

Cet exemple permet à l’auteur de présenter ce que pourrait être une hégémonie sociotechnique de gauche : une politique qui prenne en compte la gouvernance de la culture technique. Pour l’auteur, ce type de gouvernance dépasserait l’opposition entre « démocratie représentative » et « expertise technocratique ». L’auteur cite en exemple des élus politiques qui tentent de réguler le chiffrement « “bout à bout” sans en comprendre le mécanisme. Il donne aussi l’exemple inverse des ingénieurs qui ne saisissent pas bien les “biais économiques et sociaux de leurs propres systèmes”.  

Si je comprends bien la proposition de l’auteur, cette gouvernance technique ne pourrait donc ni se réduire à la gouvernance des territoires délimités géographiquement (ceux des élus locaux) ni se réduire à la gouvernance technologique d’experts planétaires. Je traduits cela de la façon suivante : ces deux types de gouvernance ne font que renforcer (actualiser) deux types de dérives que j’ai tenté de présenter dans un tableau posté il y a quelques jours sur le site terragraphe. Pour le dire rapidement, la première dérive cristallise les rapports de force liés aux « formes multiples » en présence et la seconde cristallise les rapports de sens liés à un « fond » (un merveilleux ou un moche) vu comme unique. Pour contrer ces dérives (éplorées), on peut explorer l’instituant de la théorie technique (liée aux choses) et l’instituant de la pratique politique (lié au fond).

Mon propos pourrait devenir, ici, moins hermétique, après la lecture du commentaire qui accompagne la confection de ce tableau. ici Un tableau que la lecture de cet entretien me permet de compléter avec cet exemple de l’IA. Avant cela, il me reste deux points de lecture à rapporter :

  • Les pratiques de l’émancipation vis-à-vis de l’IA qui se réduisent à sa démocratisation (l’IA accessible pour tous), ou même au développement en open source de petits modèles de calcul (qui sont en fait dépendants des gros modèles des GAFAM) ne font qu’actualiser et renforces les “effectifs” (voir tableau) capitalistiques de l’IA.
  • Les théories critiques présentant le low tech comme une alternative au high tech (ou le local ou global), ne font qu’actualiser la « désaffection » politique de la culture technique.  

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