Une modulation qui « fait » différence (ontologie de l’actant)

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Tu disais avoir dessiné la planche liée au chapitre pré-ontolongie pour t’aider à te mettre en condition physique pour étudier l’ontologie du terrestre. Pourtant, le chapitre B aborde un autre sujet qui parait à nouveau préliminaire. Il est, en effet, question d’ontologie non pas du « terrestre », mais des « actants ».    

Oui, cette ontologie est la troisième parmi les six que Maniglier cite dans son chapitre sur les pré-ontologie. On peut se dire qu’il commence par le milieu. D’un point de vue pédagogique, on peut le comprendre. Se pencher sur les actants, avoir une générosité ontologique envers eux, c’est nécessairement se pencher sur leurs irréductibilités multiverses (2), leurs surdéterminabilités (5), les équivoques de traduction qu’ils provoquent (4), leurs attachements à la Terre (6), l’horizontalité de leur horizon (1).

Un actant, c’est quoi ?

Ce n’est pas un individu, mais un processus d’individuation. En disant cela, j’emploie un mot qui me vient de Simondon. En m’inspirant du vocabulaire de Maniglier, je dirais qu’un actant, c’est une structure qui « improvise » ou plutôt : c’est une improvisation qui se traduit, de proche en proche, en structure. Mais même en disant cela, je « fais » encore du Simondon. Et cela se remarque aussi sur les premières planches que je consacre au topo de Patrice Maniglier sur l’ontologie des actants. J’y introduis des mots et même des citations de Gilbert Simondon. J’ai eu besoin de ce petit pas de côté pour me sentir en phase avec l’auteur.

Et après cela, tu as mieux compris comment Maniglier caractérise l’ontologie de l’actant ?

Un peu mieux, oui. En faite, c’est plus simple que j’ai essai de resituer dans ces premières planches. Avec le point de vue Simondon, on pourrait dire que l’improvisation dont il est question dans la première planche, c’est ce qui produit à la fois une structure d’action et à la fois une différence. Sans contredire ce point de vue, on peut, aussi, suivre Maniglier lorsqu’il propose de voir l’improvisation comme l’opération de base de tout actant. Ici aussi, l’actant « est » à la fois action et différence. Ou plutôt, non et même pas du tout ! Il n’est ni cette action ni cette différence :    Il « fait », à la fois, une action et une différence. C’est grâce à ce « faire », qu’il rend visible une structure d’action et qu’il rend visible une modulation, une variation, une différenciation vis-à-vis de cette structure.

On retrouve, ici, le thème de la mise à jour de l’institué par l’instituant cher aux institutionnalistes vincennois. C’est parce que telle ou telle institution est heurtée par événement différenciant (instituant) que, tout d’un coup, on se rend compte de la structuration qui était instituée d’une façon latente.

Oui, pour ceux à qui ce langage est parlant, ce pas de côté peut permettre de comprendre pourquoi Maniglier tient à dire que, d’un point de vue ontologique, l’actant ne peut pas faire « différence » (et structure) tout seul. De même qu’il n’y a pas d’instituant sans la présence d’un « institué », il n’y a pas de différence de fait sans la présence d’une structure. Alors oui, peut-être que dans ce sens-là des institutionnalistes, Maniglier pourrait dire que l’actant c’est le processus d’institutionnalisation en cours. Mais il dirait aussitôt que cet actant n’est ni l’institué ni l’instituant. 

D’un point de vue du sens commun, on dit que si telle institution, telle personne, telle chose existe en tant que telle, c’est parce qu’elle « est » différente. Ici, ce qui est dit, c’est que cette institution, cette personne ou cette chose n’est pas, à elle seule, différente. Elle n’est pas cette différence, mais elle « fait » cette différence. C’est cela la nuance ?

Oui, et voilà pourquoi on parle « d’actant » pour désigner ce type d’entité.

Une première planche montre comment ce type d’entité est, de fait, d’une improvisation en train de se faire. Cette improvisation, animée par le couple action/différence est vu comme l’opérateur de base de l’ontologie pragmatique. Je peux vaguement en accepter l’idée. Par contre, je ne comprends pas ce que veut montrer la planche suivante qui évoque non pas le thème de l’improvisation, mais celui de la modulation.

C’est un détour par Simondon qui permet de montrer qu’il existe une sorte de réciprocité à cette improvisation. On peut remplacer le mot « improvisation » par celui de « modulation » sans trahir le topo de Maniglier. Mais grâce à cela, on peut proposer le mot démodulation (plus parlant que celui de « désimprovisation ») pour désigner un type d’entité inverse à l’actant (le « désactant » si l’on peut dire).

Ce type d’entité démodulante cristallise l’improvisation pour donner à l’action, en tant que telle, une évidence. Grâce à cette modulation, l’action prend la forme d’une institution, d’une personne, d’un objet.  

Dans la vie publique, c’est sur cette cristallisation que s’appuie le discours de ceux qui invoquent le pragmatisme comme une affaire de bon sens en désignant, en fait, un institué, une modalité d’action figée.

Oui, mais pas seulement. C’est aussi cette démodulation que l’on convoque lorsque l’on désigne l’improvisation, l’instituant, comme une permanence, comme un allant de soi. Ici aussi, on fige l’action. Mais bon, cette planche ne vise pas à commenter le discours des « instituteurs » (au sens de ceux qui s’appuient sur l’institué) ou des militants. Elle veut juste montrer que lorsque l’on propose une réciprocité au couple action/différence, on le comprend peut-être un peu mieux.

Pourrais-tu commenter la citation de Simondon présente sur cette planche ?

Oui, car elle n’est pas très compréhensible sortie de son contexte. La démodulation met en évidence une structure que Simondon qualifie de « véritable » dans le sens où une forme apparait grâce à elle. À son opposé, la modulation met en évidence une structure qui ne serait donc pas « véritable », mais « improvisée » on verrait, grâce à elle apparaitre une structure qui aurait la caractéristique de mettre en relation la forme véritable avec une énergie improvisée. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que l’on ne perd pas ici le fil le lien avec la structure (c’est-à-dire, on le verra plus tard, avec le terrestre). Il n’y a pas d’un côté la forme et de l’autre l’énergie (l’institué et l’instituant). Il y a une structure d’action qui fait apparaitre une forme et une structure de différenciation qui fait apparaitre la « relation » de cette forme à l’énergie.

Ta planche suivante complexifie cette approche. Il est question d’exploration allagmatique.

La planche essaie de montrer une intuition plutôt qu’une pensée bien construite

Une improvisation donc ?

Oui, cette planche renverse le visuel précédent en montrant une sorte de « face à face » entre la modulation et la démodulation. Sur le côté gauche de la planche, on « voit » que la modulation improvise à la fois un système structural (formel) et à la fois un schéma (structural) opératoire. Sur le côté droit, on voit que la démodulation (ou « désimprovisation ») cristallise ce système formel et ce schéma opératoire pour faire « détecter » des êtres institués (des sujets) et des êtres instituants (des objets).

Ce « face à face » fait apparaitre une autre opposition. On voit, en haut de cette planche des sujets (version « démodulation ») et des schèmes (version modulation) qui sont, en quelque sorte, « capables » d’analyser ce qui leur « arrive » (c’est-à-dire, capable d’analyser ce qui les structure « véritablement »). En bas, on retrouve des schémas opératoires (version « modulation ») et des êtres instituants (version « démodulation ») qui baignent eux, non pas dans un état « analytique », mais dans un état « syncrétique » dans le sens où ils sont impliqués dans une relation d’attachement (qui les dépasse) avec ce qui leur arrive (avec ce qui les structures d’une façon opérante).

Se pencher sur l’ontologie des actants, c’est se pencher avec générosité sur ce changement d’état qui les concerne ?

Oui, et ce que veut préciser cette planche, c’est qu’il faut aller assez loin dans notre générosité pour apprécier la façon dont la différenciation qu’ils activent s’appuie sur la structure « véritable » d’opération (au sens de Simondon). Il y a une « présence » (la plus abstraite et universelle possible) du système structural (ou du sujet institué) dans l’opération de différenciation. Celle-ci étant, elle-même, un « éprouvé en acte » des limites précises de cette structuration. Ici aussi, on retrouve l’idée que le fil d’Ariane entre « sujet » d’opération » et « objet » opérant n’est pas coupé alors que l’on a affaire à deux états qui occasionne une véritable coupure, un véritable basculement. L’actant est comme constitutivement lié à ces deux états ainsi qu’au basculement qui s’opère entre entre eux… J’arrête ici mes formulations hasardeuses à propos de cette planche que j’ai construite pour essayer de montrer comment la notion d’exploration allagmatique pourrait nous aider à entrapercevoir l’ontologie de l’actant comme une ontologie de la relation. (Un point de vue qui nous permettrait, peut-être, de mieux saisir pourquoi, inévitablement, le moindre actant est impliqué dans un réseau).  

Sur cette planche, tu fais des liens entre, d’un côté, l’état analytique et la terre de subsistance et de l’autre, l’état synchronique et la terre d’attachement.

Ici aussi, j’improvise allégrement en ayant en tête un optatif thérapeutique que je ne sais pas encore bien formuler. À titre personnel, je me dis, sommairement, que je me sens dans un mauvais « état » lorsque j’ai le sentiment de ne pas être relié d’une façon à la fois continue et basculante à ces deux types d’état. C’est à dire peut-être, tout simplement, lorsque je n’arrive plus à improviser…

Bertrand Crépeau

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