Signes à trouver & significations à oublier

Jeudi 17 août 2023

La Coudraie, 17h20,

Fin de la lecture d’un livre de Patrice Maniglier : La philosophie qui se fait — conversation avec Philippe Petit, les éditions du cerf, 2019, 531 pages. Ai souligné des phrases et écrit quelques annotations (via ma liseuse, génération d’un fichier de 60 pages).

Comment restituer ce moment de lecture ? Je peux, tout d’abord dire qu’il a accaparé mon esprit pendant ces vingt derniers jours ; que cette accaparation m’a déstabilisé au moins à deux reprises : la première fois lorsque j’ai cru, à tort, que l’auteur se rangeait dans le clan des « réalistes spéculatifs ». La seconde fois, à raison (il me semble), lorsque j’ai entrevu les possibilités d’un « structuralisme festivement spéculatif ». L’auteur n’emploie pas du tout cette expression un peu moche, mais je ne pense pas qu’elle trahisse son propos : une allusion dans l’ouvrage est faite à la vision lefevrienne de la « fête », et j’ai vu, sur le web, que l’auteur opposait dans le cadre de son « SPHePS » (Séminaire permanent d’histoire de philosophie du structuralisme), une distinction entre le « structuralisme standard » et le « structuralisme dionysiaque ».

De mon point de vue de lecteur, ce « structuralisme festif » rejoint le thème de « l’exploration » abordé par Baptise Morizot dans un article que j’ai commenté sur le site terragraphe.

À cette occasion, j’ai dessiné un tableau pour montrer comment les offres théoriques et les offres pratiques de notre époque nous rendaient tantôt « éplorées » et tantôt « explorateurs ». Ce tableau montrait, aussi, que pour remédier à l’arrachement réciproque des formes et du fond, les modernes ne cessaient de remplir leurs théories par des « fondements critiques » de plus en plus éloignés de la pratique, tout en extrayant des « formes positives » de plus en plus éloignées de la théorie. En contrepoint de ce double mouvement « critique » et « extractiviste », ce tableau laissait entrevoir comment les « non-modernes » n’ont pas cessé (ou essayent à nouveau) d’associer des fondements (« déjà » remplis de leurs propres formes) à des formes « déjà », contenues par leur propre fondement.

La lecture de ce livre structuraliste me permet aujourd’hui de clarifier ce propos en ajoutant l’idée que cet arrachement réciproque du fond et de la forme est aussi, celui des « signes » et des « significations ». 

J’ai eu l’occasion de décrire sur ce site terragraphe, l’intérêt de privilégier les « présentations » face aux représentations. Le propos de Patrice Maniglier me permet de donner du poids à ce parti-pris. L’auteur — qui aime proposer des formules pour résumer ses digressions philosophiques — en propose une, au milieu de l’ouvrage, qui en résume ( il me semble) l’ensemble : « La véritable injonction n’est pas “Trouve le sens !”, mais : “Trouve tes signes !” » (p.259).

À quelques jours de la rentrée, cette formulation (quasi deuleuzienne) m’a donné du courage pour poursuivre mon activité d’études conceptuelles et même celles de jardinier, de marcheur, de soigneur…

J’ai expérimenté cette formule en me mettant, hier soir, à l’arrêt, les yeux fermés, au milieu des grandes herbes de ma prairie pour essayer de localiser une de nos poules qui tardait à entrer dans son poulailler. Je ne l’ai pas trouvée. Elle s’est manifestée bien plus tard en me montrant crânement qu’elle n’avait pas de problème, elle, à trouver « ses » signes.

Cette poule n’est pas vraiment une « moderne ». Elle cartographie ses signes sensorimoteurs par petits pas, de petites graines en petits insectes, sans chercher à trouver un « sens » à sa déambulation. Cela ne l’empêche pas, je veux la croire, de s’inscrire dans une unité, dans un moment de singularisation « poulologique ». Il faut la voir. Elle déambule comme une vraie poule ! Oui, la structure de sa déambulation est vraiment analogue à celle de nos trois autres poules !

Si sa déambulation est analogue, cela veut dire qu’elle n’est pas tout à fait ressemblante. Chacune de nos poules emprunte un identique rapport à la déambulation « poule », sans s’inscrire, visiblement, pour autant dans un rapport identitaire vis-à-vis de celle-ci.

Il me faut rajouter un niveau. Ce qui est manifeste dans le cas de nos poules, c’est que leur rapport à la déambulation est d’abord un rapport aux déambulations « autres » : celles des autres poules, en premier lieu (comme lorsque telle poule entourée de grains de blé se déplace pour attraper le grain de blé vers lequel telle autre poule se dirige).

Les variations dans les cheminements expriment les variations des autres cheminements. En regardant mes poules, je ne sais pas trop si c’est le cheminement d’unetelle qui varie ou bien si ce sont les variations des autres qui cheminent pour donner une forme à la déambulation « poule ». En fait, chez nous — comme ailleurs j’imagine — l’identique et parfaite « déambulation “poule” n’existe pas. Ce constat est étonnant, car les renards (qui vivent près de notre fermette) savent pourtant l’identifier et même l’interrompre lorsque leurs petits ont faim.

Les renards trouvent, donc, leurs signes parmi ces variations, malgré l’absence d’une signification qui les surplombe. Comment font — ils ? La forme de la poule (et particulièrement celle de sa déambulation) est-elle une entité mystérieuse qui hante les consciences des renards dans l’obscurité de leurs tanières ?   La proposition de Maniglier serait différente : il verrait la forme “déambulation – poule” comme l’expression “d’un réseau de signes” (p.251) grâce auquel les renards peuvent prêter du sens à leur monde.

Patrice Maniglier ne parle ni de renards ni de poules dans son livre, mais il évoque les élèves qui savent reconnaître la forme d’un triangle approximativement dessiné sur le tableau de leur salle de classe. Pour lui, ce n’est pas grâce à la structure d’un triangle idéal que ces élèves déduisent l’existence de ce triangle un peu moins parfait (ce à quoi “ils accéderaient en négligeant toutes leurs différences”p.240). Ainsi, “l’identité du triangle n’est pas ce qui est identique dans tous les triangles concrets, c’est plutôt ce qui distribue ces différents cas de triangles dans un système où ils apparaissent comme des variantes les uns des autres.” (p.240). Ces élèves trouveraient, donc, les signes de l’identité du triangle dans ce fait (structurant) que le triangle parfait n’existe pas.  

Si on suit le propos de l’auteur, cette vision du structuralisme permet de réaliser l’ambition de Nietzsche de renverser le platonisme. Je veux bien le croire lui aussi. L’auteur y tient en tout cas… Pour lui, ce genre d’exemple montre que “l’identité n’est plus ailleurs et au-dessus des variations : elle est immanente” (Ibid.). On voit bien, ici, que l’on passe “‘de la notion d’essence à celle de structure. C’est tout l’inverse de ce qu’on a imaginé du structuralisme quand on croyait que celui-ci impliquait des grosses totalités transcendantes.’ (Ibid.)

Je l’ai écrit un peu plus haut, ce structuraliste immanent m’intéresse, car il me permet de prolonger ma cogitation à propos de cette différence (que je caricature volontairement) entre les offres théoriques et pratiques éplorées (non festives) et ces offres théoriques et pratiques à explorer. Après la lecture de cet ouvrage de Maniglier, je peux ajouter, à ma petite cogitation du moment, que :

– ces offres ‘théoriques’ et ‘pratiques’ se déploient dans des spectres de variations qui s’appliquent d’abord à ces deux termes ;

– certaines de ces offres suivent la voie d’une structuration qui permet le contrôle critique tandis que d’autres suivent celle d’une structuration qui permet l’exploration (festive) du possible ;

– cette seconde voie et celle des fondements pratiques et des choses théoriques (la première voie s’entêtant dans celle des fondements théoriques et des choses pratiques).

Concernant la voie des choses théoriques :

Ce qui me rend heureux, c’est de trouver de bons dispositifs de recherche : les signes liés à la disposition concrète dans laquelle je me place (et à partir desquelles je déambule) pour décrire mes spéculations m’intéressent plus que les résultats (les significations) de ma spéculation elle-même. Ces signes que j’aime trouver (via notamment la pratique du journal de recherche) sont des structurations pratiques (comme ces noms botaniques que l’on (re)trouvent dans les flores scientifiques).  

En ce qui concerne, les fondements pratiques :

Ce qui me rend heureux, c’est aussi de ne plus réfléchir. C’est de me dire que la recherche de signe(s) est derrière moi, que j’ai n’ai plus qu’à profiter d’une découverte d’une signification pour savourer un présent, c’est-à-dire une structuration théorique (comme le présent d’une maison dont on profite, après l’avoir longuement recherché). 

Aussi, en miroir de l’injonction de Maniglier : ‘trouve tes signes !’, j’ajouterais volontiers : ‘vis tes significations’.

En bref, ce petit travail de lecture me permet de comprendre que deux situations m’intéressent : trouver des signes et ne pas réfléchir aux significations.

Il me permet, aussi, de proposer une nouvelle variation au tableau évoqué plus haut :

Extrait du tableau :

Voir le tableau en entier :

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