Panoramas & dioramas

Lecture de la nouvelle édition de Paris invisible de Bruno Latour & Émilie Hermant, (Édition B42, 2021).

C’est en lisant, durant l’été 2018, L’enquête de Bruno Latour sur les modes d’existence, que j’ai commencé à lorgner sur ce Paris invisible. Devenu rare, le livre coutait excessivement cher. Un peu par hasard, j’ai découvert cet automne qu’il avait été réédité en 2021. Je l’ai commandé immédiatement et je l’ai lu avec des yeux plutôt écarquillés — sans somnoler en tout cas — en prenant beaucoup de plaisir et beaucoup de notes (sur deux carnets distincts : l’un diurne, l’autre nocturne).

Paris invisible, ce matin, pour me lancer dans l’écriture de ce petit topo, j’ai ouvert ce livre de 186 pages « pile » en son milieu. Je suis tombé sur la page 93. Cela tombait bien : c’était précisément sur cette page que j’avais repéré une phrase qui, à mes yeux, résumait le livre. Je n’en suis plus tout à fait certain aujourd’hui, mais il me faut bien, ici, commencer par restituer une de mes félicités : un de ces moments plaisants de lecture où j’ai eu l’impression de saisir une « vérité » (à la William James).

La phrase dit exactement ceci : « Paris n’est ni grand ni petit. » (p.93).

Pourquoi penser que cette phrase résume le livre ? Parce que celui-ci nous invite à voir Paris comme une totalité qui n’est ni grande ni petite. La réponse est courte et tautologique. Elle s’accorde parfaitement à la fonction de ce petit compte rendu de lecture : extraire un bordereau de tout un ensemble de phrases lues. Remi Hess m’a fait, un jour, remarquer que, dans mon Petit Larousse, le bordereau « Albert Einstein » ne dépassait pas deux lignes. Le plus petit morceau de bordereau que je pourrais extraire de ce Paris invisible, cela pourrait être donc cette phrase de sept mots repérée à la page 93 : « Paris n’est ni grand ni petit. ».

Est-ce que ce bordereau donne une information sur l’ouvrage ? Non ! Au mieux, il le transforme, au pire, il le déforme. Non, car nous prévient « sa » page 44 : «  il n’y a pas plus d’informations qu’il y a de panorama ». Pourquoi parler ici de « panorama » ? Pour nous montrer qu’il existe des dispositions techniques qui prétendent transporter toute l’information d’un paysage en un seul coup d’œil[1].

Plate évidence, tout comme un paysage, un livre ne se lit qu’à « condition de ne pas le regarder au-dehors » (p.39). Ou bien on voit le livre et on ne le lit pas et, alors « on n’est rien » ; ou bien on ne voit rien de son panorama, mais on le lit : on y déambule comme on peut, on s’y salit comme on veut pas … et l’on devient quelqu’un. Drôle de réciprocité : nos liens d’attachement avec ce qu’on « lit » nous entachent en nous faisant devenir quelqu’un[2].

Je regarde à nouveau l’exemplaire de « mon » Paris invisible. Il est encore ouvert en son milieu. Je peux, donc, lire ceci, là, juste au-dessus de la petite phrase « bordereau » rapportée plus haut :

« La totalité ne se présente pas comme un cadre fixe, comme un contexte toujours déjà présent, mais s’obtient par un travail de totalisation, lui-même localisé, toujours à reprendre, et dont le parcours peut se suivre à la trace. » (p.93).

Ces temps-ci, je survole quotidiennement, les maisons proposées à la vente dans le département de la Manche. Le cadre géographique de ce département, ces temps-ci, pour moi, correspond à la largeur de mon écran de smartphone. Ce « cadre n’occupe qu’un espace minuscule » (p.171). La totalité Manche correspond à ce travail de totalisation propre à la numérisation cartographique. Aussi, contrairement à l’idée que pourrait suggérer la fonction « zoom » de mon écran, il m’est « impossible d’ordonner » les différents travaux de totalisations en allant des plus grands aux plus petits, ou encore, « de l’englobant à l’englobé, du gobant au gobé. » (p.68). Par exemple, les « vues sur rues », sur lesquelles je peux cliquer pour avancer au niveau des routes de la Manche me proposent rarement une unité de travail temporel (les dates de prises de vue peuvent être différentes pour une même avenue…). Ces différentes photos ne sont, en tout cas, « jamais » le prolongement du travail photographique satellitaire. Chaque clic me montre le fruit d’un travail de totalisation localisé et daté : un travail qui laisse des traces et que l’on peut toujours reprendre.

En tant qu’institutionnaliste (et en tant que lecteur de Bruno Latour) ce regard « optimiste » sur les totalisations m’est assez familier. Avant cet automne, je n’avais cependant jamais lu une enquête aussi passionnante à propos d’une totalité de ce genre : une ville, Paris.    

J’ouvre à l’aveugle une autre page de ce Paris invisible. Page 81. Elle nous montre Alice, une jeune fille assise sur une banquette du café de Flore face à un jeune homme. Alice, est-elle un individu que l’on peut isoler ? Pour les auteurs de cette page, « difficile d’en être sûr ». Pourquoi donc ? Parce que nous sommes la cible de flèches qui ne cessent de nous métamorphoser, parce que nous sommes, parbleu, tous « des Saint-Sébastien » (p.81) !  

Cette virtuelle amoureuse est la cible de cette virtuelle institution café de Flore, de ces virtuelles attaques de « virus et de bactéries », de ce virtuel Cupidon, ou encore de ce virtuel prénom Alice : « cette flèche décochée par ses parents ». Voici pour ce qui virtuellement la situe, la définit et l’emporte. Voici ce qui lui « arrive » — comme par la poste — voici une part des bordereaux qu’elle réceptionne dans ce café parisien.

                                                                                                                                                                    « Que va donc faire Alice de tout ce qui monte ainsi vers elle ? » (p.82). De cible, comment s’y prend-elle pour devenir archère ? Comment fait-elle redescendre ses propres flèches vers son amoureux, vers la caisse enregistreuse du Café de Flore et, de proche en proche, vers le reste de la ville ?

Les pages qui suivent ne prétendent pas répondre à ce questionnement vertigineux. Pour ma part, elles m’ont fait imaginer de quelle manière je pourrais plus méticuleusement enquêter sur les bordereaux géographiques de « ma » contrée : Loinverlà. Je reçois, par exemple, des bordereaux d’informations de la presse locale. Ces transformations me sont adressées (tout comme je pourrais le dire de la publicité, elles me ciblent). Qu’est-ce que j’en fais ? Comment j’adresse, à mon tour, des bordereaux qui transforment (et dressent plus ou moins collectivement) mon adresse.  J’ai commencé, l’année dernière, à ouvrir un carnet de bord sur ce questionnement, mais je l’ai rapidement abandonné. La lecture de cet ouvrage réédité pourrait me permettre de le réouvrir.

Ce rapport à notre adresse, à notre cadre[3], à notre institution, c’est évidemment ce qui est intéressant à découvrir dans ce livre. Ce Paris invisible ne fait pas la liste des points fixes qu’un passant pressé n’aurait pas le bon gout d’admirer. Le livre ne prend pas cet hypothétique passant pour un indigent bigleux. Comment oserait-il puisque ses co-auteurs se comportent, eux-mêmes, comme ce passant : incapables qu’ils sont de capter autre chose que des « oligoptiques », des perspectives et des points de vue partiels ?

Si l’on suit les auteurs, on comprend que chaque passant — surtout s’il est pressé — se fabrique son « oligoptique ». (Ce néologisme permet à Latour de désigner ce fait de voir avec « une très grande précision très peu de choses à la fois » [p.67]). Chaque passant, nous fait donc espérer les co-auteurs, se construit sa ville, sa vue synthétique du cadre qui/qu’il opère. En ce sens, nos oligoptiques ressemblent plus à des « dioramas » qu’à des « panoramas ». Si ces derniers pensent montrer une réelle vue d’ensemble, les dioramas [ces scènes fictives faisant apparaitre, par exemple, tel animal dans son environnement naturel] montrent virtuellement,

artificiellement [4] les attachements en présence.

 « Nous avons donc le choix ». Ou bien les dioramas ou bien les panoramas, « ou bien les oligoptiques et leur déambulation ou bien des points de vue fixes et aveugles. » [p.67]

On le comprend très rapidement en déambulant dans ce livre : ce qui est invisible dans ce Paris, ce ne sont pas les petites « choses ». (Les photos d’Émilie Harmant qui accompagnent les méditations de Bruno Latour montrent que ces petites choses sont tôt ou tard, ici ou là, parfaitement visibles). On le comprend rapidement donc, ce n’est pas vers ce genre de point aveugle que l’enquête nous dirige. Ou plus précisément, on comprend que cette enquête nous emmène vers une de ces « choses » qui faute d’être prise comme telle [une chose parmi d’autres choses, une chose ni grande ni petite] risque de se transformer comme une chose tout à fait invisible. Le réel du cadre, de la ville, de la capitale, de l’INSTITUTION [en lettres capitales] : voilà où se perd le fil de la visibilité, si l’on perd de vue le travail d’institutionnalisation qui virtualise ces totalités.

Ces totalités ne sont pas « réelles », mais « virtuelles ». À propos de cette nuance, si j’avais à vivre une période d’agitation médicale (en des moments où mon temps de lecture serait compté), je me réconforterais en lisant les pages de ce Paris invisible où il est question de la santé du Pont-Neuf. Le réel du pont, c’est son cadre minéral porté par la mort, par la détermination du passé. Son virtuel est porté, lui, par le vif, par l’instituant renouvelé « qui tient sa forme intacte à bout de bras » [p.168]. Concernant ce Pont-Neuf, « son fond et sa forme sont bien durablement inversés [5]».

Encore un dernier bordereau avant de conclure, Paris n’est pas rendu invisible par des « présences transparentes » ou, encore, par des actions « sournoises ». Ce qui le rend invisible, c’est le fait que sa « structure glisse dans son étroit haut-fourneau de traces ». L’allusion au « haut-fourneau » convient certainement pour décrire une totalité comme Paris. Les traces (les bordereaux) de sa totalité fondent (et se confondent) à de si hautes températures qu’il est certainement difficile de les approcher, de les extraire et de les suivre (à la trace). Tout au long de la lecture de cette enquête sur ces traces parisiennes, je n’ai cessé de me demander : « « « qu’en est — il pour une totalité comme « ma » CAMPAGNE ? Comment peut-on identifier et suivre ses traces ? Quel genre de furet est — elle ? Par quel âtre de cheminée ses bordereaux s’envolent-ils en fumée ? ».

Ma « campagne » sarthoise (Loinverlà) est, elle aussi, un « monde » qui n’est pas  « constant par essence, mais par travail, par institution, par laboratoire, par organisation, par agencement, par métrologie… » [p.138]. Tout un travail d’enquête pourrait m’attendre si j’avais envie de décrire cela. Mais il ne faut pas que je me mette trop la pression. Ce travail, il est déjà à l’œuvre. Les pastoraux et les passants de ma campagne le font. Ils défient, déjà, les panoramas (toujours trop contextualisés ou décontextualisés[6]) qu’on leur impose. Ils construisent déjà leurs « oligoptiques ». Ils déambulent, déjà, « d’une institution vers une autre institution ». Bref, ils se glissent, déjà, dans des dioramas.

Tout ceci est déjà à l’œuvre. Ces dioramas ne sont pas invisibles. Ils s’étalent, notamment, en pleine page dans les articles la presse locale. Ce n’est pas réel. Les gens du coin le savent bien. Ils « posent » pour la photo à la manière des figures des dioramas (parmi d’autres humains et non-humains du coin), juste pour montrer une virtualité : tel lien d’attachement, par exemple, avec des tables rectangulaires en formica, un bureau associatif, l’État …

J’ai hâte d’explorer ces dioramas du coin.

Bertrand Crepeau Bironneau


[1]Le panorama (en tant que dispositif) est, ainsi, un peu le précurseur technique de notre smartphone, qui prétend, lui aussi, transporter jusqu’à nos yeux toute l’information du paysage mondial en un seul clic.

[2] Ainsi, on « gagne » une vérité lorsque l’on perçoit les « bordereaux » d’une vie lue (Einstein : 2 lignes) ou d’une lecture vécue (un extrait de journal de lecture) comme une « transformation ». On en perd, tout au contraire, une vérité, lorsqu’on prend ces bordereaux pour des « informations ».

[3] Concernant ce rapport au cadre, il y a cette illustration [textuelle] que j’ai trouvée parlante : « alors que nous sommes étrangers à un cadre [un quartier, une ville] d’autres étrangers [vis-à-vis de ce cadre] peuvent nous interpeller pour qu’on les aide à trouver une adresse. Nous nous croyons étrangers au cadre, nous voilà comme faisant partie de son décor “au même titre que le bar-tabac ou la pissotière Decaux” [p.83].

[4] Pas d’erreur dans cette phrase, c’est bien cette artificialité (technique) qui fait gagner une vérité.

[5] Le soi-disant cadre du « fond » [l’institué] est enfin perçu comme une forme [religieuse] travaillée. Les formes [instituantes] qui jaillissaient, soi-disant, de ce cadre, sont enfin perçues comme des fonds [techniques] oubliés. Ce qui semblait constant apparait être le fruit d’une croyance instituante, ce qui semblait instable apparait être le fruit d’une structuration technique [il me faudrait revenir sur ces hasardeuses affirmations !].

[6] D’un point de vue des inférences, le panorama exige des liens déductifs ou inductifs tandis que le diorama met en scène des liens transductifs.

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