Lecture d’une collection d’articles sur les philosophies de l’intervention sociale

La Coudraie, 8 h :

“His one-day immersion in the factory of social work made me think about a lot of things: a whole machine of reflection started up again without me being able to stop it. » (Cette immersion d’une journée dans la fabrique du travail social m’a fait resonger a beaucoup de choses : toute une machine de réflexion s’est remise en route sans que je puisse l’arrêter). Voilà une phrase écrite en anglais, hier, dans mon journal word for word  un fichier Word où je redécouvre le plaisir de tenir, avec peu de mots, un journal « total », ouvert à toutes sortes de préoccupations. Hier, c’était donc cette machine à penser la fabrique du travail social qui me préoccupait. Écrire à propos d’ele, en anglais, me donna l’impression de la prendre en compte, sans pour autant lui donner la moindre source de carburant. Je trouvais cela parfait. Manque de chance, cette nuit, un rêve sans paroles m’a fait de nouveau la remettre en route : j’ai vu Swan Bellelle danser sur scène avec un groupe de ses étudiants éducateurs. Ce rêve m’a conduit, ce matin, à rechercher sur Internet des nouvelles de mon ancien collègue d’études universitaires et actuel responsable de l’Axe Sciences de l’Éducation et Philosophie de l’IRTS de Lorraine : j’ai découvert qu’il était le récent co-auteur d’un article * : 

Cet article introduit plusieurs textes qui interrogent les « philosophies » liées à la fabrique du travail social : ces «  conceptions fondamentales, souvent implicites et peu questionnées, présidant aux pratiques d’intervention déclinées dans le concret de la vie sociale ».

La lecture de ces textes m’a fait retrouver d’anciennes cogitations à propos de ce champ professionnel que j’ai arpenté pendant près de trois décennies. Le premier article de la revue (Marchal, 2023)[1] m’ a rappelé, notamment, que le champ du travail social a la particularité d’être un champ de travail « morcelé » . Pour l’auteur, ce morcellement ne se constaterait pas seulement sur le plan organisationnel : il s’opèrerait aussi sur le « plan philosophico-politique et anthropologique ».  En s’appuyant sur une étude menée auprès de travailleurs sociaux « engagés dans la prévention contre la radicalisation », l’article veut montrer que le morcellement de ce plan particulier (qui, pour résumer, conceptualise l’être humain) « agit » d’une manière « sous-jacente » vis-à-vis des « façons de penser et de justifier des actions » menées dans le cadre du travail social.

J’ai un peu sourcillé en lisant ce mot « sous-jacent », tout comme j’ai sourcillé en lisant un mot lu d’une des phrases de l’introduction (rapportée plus haut) qui suggère des ingrédients «… de natures philosophiques présidant aux pratiques d’intervention… ». Je comprenais l’utilité de ce numéro de revue focalisé sur l’importance des philosophies liées -et/ou déliées – au travail social (lui-même lié et délié). Cependant, à mes yeux de lecteur (sourcillant) ces expressions introductives : « sous-jacent » et  « présidant » : me semblaient proposer un cadrage un peu excessif.

Ce fut une première impression.  Après avoir lu l’ensemble des articles, je ne crois plus, à présent, que les co-auteurs veulent attirer notre attention sur les ingrédients de natures philosophiques qui « président » à la fabrique du travail social. Tout au contraire, je me dis que leurs articles peut être lu comme une longue autodérision vis-à-vis de ce point de vue liminaire :  (Rostand, 1897) « Non ! C’est un peu court, jeune homme ! On pouvait dire… oh ! Dieu ! … bien des choses en somme. Les ingrédients de natures philosophiques ne font pas que présider aux ingrédients de la pratique. Par exemple,  tenez , en variant le ton  – Hervé Marchal : ils postulent ! – Ina Motoi : ils libèrent ! – Michel Chauviѐre et Philippe Merlier : ils résistent joyeusement aux injonctions managériales ! – Émilie Auger et Fanny Emperador : ils contestent l’accélération du temps ! – Brandon Dutilleul : ils sont expertisés par les usagers, eux-mêmes ! – Frédérique Trevidy : ils guident une pragmatique de l’habitabilité ! – Antonyne Breuil : ils permettent de bricoler des lignes de conduite communes ! – Myriem Auger et Christophe Trombert : ils peuvent se dévoiler dans les écrits de transmission ! -Jean-Yves Dartiguenave et Richard Gaillard : ils sont ignorés voire disqualifiés par les instances ! – Manuel Boucher : ils doivent s’autonomiser en s’indisciplinant ! Jean-Sébastien Alix et Michel Autès : ils doivent s’académiser grâce à leurs œuvres ! …

16 h :

Les agencements entre les ingrédients de nature philosophiques avec les autres types d’ingrédients participants à la fabrique du travail social (ces ingrédients de la « pratique » pas philosophiques pour un sou, donc) sont extraordinairement divers et labiles. Pour m’aider à fixer cette labilité, je viens de composer un tableau assez simpliste où quatre types d’inférence se trouvent à la « croisée » de quatre agencements possibles entre ces deux catégories d’ingrédients, tour à tour, agitantes et/ou agitées.  

 Ingrédients philosophiques
AgitantsAgités
Ingrédients pratiques  Agissants  TRANSDUCTION  ABDUCTION  
    Agités  DÉDUCTION   INDUCTION
Visualisation des inférences

Que penser de ce tableau? Caractériser ces inférences me permet de saisir des agencements entre des ingrédients de nature philosophiques et non philosophiques sous l’angle du « geste », du « mouvement », du « milieu »… Cependant, ce tableau ne me montre pas grand-chose de nouveau. Il ne me dit rien, notamment, à propos des rapports de forces entre ingrédients internes et externes (pratiques ou philosophiques étatiques, managériaux, groupaux, psychiques, etc …).

à suivre …

Jeudi 2 novembre 2023

La coudraie, 7h

Dans son article, Hervé Marchal liste quatre « cités » philosophico anthropologiques, quatre manières de s’informer à propos de l’être humain, quatre « formats d’humanité » qui pourraient caractériser quatre manières de donner du sens à la situation des personnes que l’on accompagne lorsqu’on est chargé de le faire. Le tableau qui me vient, ce matin, à l’esprit « rebat les cartes » de celui dessiné hier. Les ingrédients philosophiques et pratiques se trouvant réunis, dans celui-ci, soit sous l’axe des ingrédients agitant, soit sur celui des arguments agités.

 INGRÉDIENTS AGITANTS
PhilosophiquesPratiques
INGRÉDIENTS AGITÉS  Philosophiques  DÉTERMINISME  RATIONALISTE
  Pratiques  RELATIONNEL  EXISTENTIEL  
Visualisation des quatre formats d’humanité (Marchal, 2023)

Je trahis, ici, les quatre propositions de l’auteur : le « format d’humanité » déterminisme serait, à mes yeux, le résultat d’une sorte de philosophie au carré où des ingrédients tout à la fois agitants et agités se neutraliseraient dans un pur déterminisme performatif. A son opposé, le format existentiel traduirait, lui, une sorte de pratique vitale au carré, pure et performative, elle aussi. Les formats rationalistes et relationnels hybrideraient les deux types d’ingrédients (philosophiques et pratiques). Dans le format relationnel, des ingrédients pratiques (les choses,  les rencontres…) se laisseraient volontiers agir par des ingrédients philosophiques (l’identité, le destin…). Dans le format rationnel, des ingrédients philosophiques (logiques, scientifiques…) se laisseraient volontiers agir par l’irruption du réel, du nouveau…

21h :

Ce souvenir : j’ai eu l’occasion de débattre avec plusieurs groupes de travailleurs sociaux à propos de ce tableau inspiré de ma lecture d’un livre de Brigitte Bouquet[2].

Une proposition didactique inspirée par une lecture de Bouquet, 2004

« TS » =  « Travailleur Social ».

Je traduis ce tableau, ci-dessous, en introduisant le thème de « l’agitation » découvert, hier, dans ce journal :  

 INGRÉDIENTS AGITANTS
IndividuelCollectif
INGRÉDIENTS AGITÉS  Individuel  TS Psy  TS Protocolaire
  Collectif  TS Médiateur  TS Militant  
Quatre caricatures du Travailleur Social

Le tableau croise des ingrédients agissants sur l’individuel ou le collectif avec des ingrédients agités d’une façon individuelle ou collective. Même s’ils sont différents, les termes de ce tableau s’apparentent à ceux du tableau précédent. Dans sa caricature, le TS « psy » est un déterministe. Le TS « militant », un existentiel, le TS « médiateur », un relationnel et le TS « protocolaire » un rationaliste.

Un autre petit tableau de nature semblable me vient à l’esprit. Il s’agit de celui que j’ai formulé pour m’aider à saisir les quatre ontologies de Philippe Descola :

 INTÉRIORITÉ
IdentiqueDifférente
EXTÉRIORITÉ  Identique  TOTÉMISME  NATURALISME
  Différente  ANIMISME  ANALOGIQUE  
Les quatre ontologies de Descola

Dans ce tableau, les ingrédients de l’intériorité (l’âme, le psychisme…) sont croisés avec les ingrédients de l’extériorité (le biologique, le sociologique…) selon la manière dont la culture du groupe compare les humains et les non-humains. Soit cette comparaison est continue (psychisme et/ou sociologie identiques), soit elle est discontinue (psychique et/ou sociologie différentes). Dans le cas du totémisme, l’intériorité et l’extériorité des humains et de non humains sont vues comme continues (identiques). Dans le cas de l’analogisme, ces intériorités et extériorités sont vues comme discontinues (différentes). Dans le cas de l’animisme, seule l’extériorité des humains et des non-humains est perçue comme discontinue. Dans le cas du naturalisme (occidental) seule l’intériorité des humains et des non-humains est vue comme discontinue.    

Au point où j’en suis vis-à-vis de ma lecture un peu tordu de l’article d’Hervé Marchal, je peux établir des liens d’équivalence entre :

  • Déterminisme et totémisme ;
  • Existentiel et analogisme ; 
  • Rationnel et naturalisme ;
  • Relationnel et animisme.

Ces équivalences m’apprennent-elles quelque chose ?  Pas encore, pas aujourd’hui. Ces tableaux me plaisent-ils ? Je suis partagé. Pour une part, ils me donnent l’impression désagréable que tous les agencements du travail social pourraient entrer dans des cases. Pour l’autre part, ils me semblent montrer d’une manière didactique, que ces agencements ne peuvent pas, pour le moins, entrer dans une seule case…

Surtout, ces tableaux veulent montrer que :

  • les ingrédients de nature philosophiques se situent sur le même niveau que les autres types d’ingrédients (regroupés, ici, sous le terme discutable d’ingrédients de nature « pratique ») ;
  • ces deux sortes d’ingrédients fabriquent le travail social sur un même niveau plat ;
  • cette mise à plat ne préfigure pas l’absence d’un rapport de force où ces deux catégories d’ingrédients se montrent, l’une envers (et/ou pour) l’autre, plus ou moins agitants et/ou agités.

Vendredi 3 novembre 2023

La Coudraie, 8h :

Je viens de reparcourir  le numéro de revue évoqué dans ce journal. Les ingrédients qui participent à la fabrique du travail social entretiennent les uns envers les autres des relations plus ou moins tyranniques, aimables ou indifférentes. Cela fait paraitre le travail social sous un mode effectivement multiple et morcelé. Je ne sais pas si je dois m’en désoler ce matin. Je me dis qu’un travail social totalement unifié serait évidement bien plus désolant avec sa seule explication qui écraserait toutes les descriptions possibles.

Tout à l’heure, j’ai entendu Albert Dupontel dire que son dernier film (Second tour) ne délivrait, aucune explication, aucun message mais qu’il se contentait « d’enfoncer des portes ouvertes » . Si je traduis (et trahi, à peine) ce réalisateur : la fabrique du politique ne mérite pas tant qu’on l’explique, mais plutôt qu’on la décrive. Ce matin, je me rappelle que c’est cette intention (qui agacerait certainement un Frédéric Lordon) qui guida la fabrication d’un livre  « décrié » par des monitrices et des moniteurs d’atelier[3].

Sujet de moquerie, cette intention de décrire l’évidence – celles des portes dites déjà « ouvertes » – est infiniment complexe à mettre en œuvre. Cette porte, devant moi, ouverte, à l’instant par un effet de souffle dû la tempête qui traverse actuellement le nord­-ouest de la France est par exemple, hantée par des moments mécaniques cinétiques et quadratiques (et par le théorème d’Huygens) que, pour ma part, je ne saurais décrire.  

La tâche de lister les « moments » du travail social me semble, en comparaison, bien plus simple à réaliser (4). Dans la seconde édition du livre Vivre le terrain des Monitrices et Moniteurs d’atelier), une petite digression romanesque me fit lister une quinzaine d’ingrédients qui participent, « de toute évidence », à la fabrication du social. Cette courte liste plus discursive que descriptive ne dévoile aucun mystère. ** C’est l’évidence de cette liste qui me semblait intéressante, ce jour d’écriture-là, à explorer. En ces jours de tempête, listerais-je d’autres ingrédients ? Certainement, car la prudence me fit, avant hier, préférer rester à l’abri pour écrire, au petit matin, un rêve ; puis découvrir un agitant texte co-écrit par Swan Bellelle dans un numéro de la revue Sciences et actions sociales

* Swan Bellelle, Thibaut Besozzi et Hervé Marchal, « Questionner les philosophies de l’intervention sociale », Sciences et actions sociales [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 24 mars 2023, consulté le 01 novembre 2023.

** https://terragraphe.org/2023/01/31/presentation-de-la-seconde-edition-du-livre-vivre-le-terrain-des-monitrices-et-moniteurs-datelier/


[1] Hervé Marchal « Le travail social morcelé, ou des formats d’humanité divergents »), Sciences et actions sociales [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 24 mars 2023, consulté le 02 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/sas/2856

[2] Brigitte BOUQUET, éthique et travail social, une recherche de sens, Dunop, Paris, 2004,  

[3] https://terragraphe.org/2023/02/15/seconde-edition-du-livre-vivre-le-terrain-des-monitrices-et-moniteurs-datelier/

[4] Ce n’est pas tout à fait exact : ces temps-ci, je ne suis pas en mesure de décrire les portes ouvertes de la fabrique du travail social, car je fréquente rarement ses lieux de fabrications (en tout cas, ses lieux formels). Pour le décrire (et non l’expliquer) je manque « d’éléments » comme on dit. Mes rares descriptions à propos des quelques morceaux du travail social que je côtoie ne font pas le poids face aux nombreuses explications générales qui me bousculent l’esprit au moment même où s’opère ce côtoiement. Par comparaison, il me semble que je réussissais mieux à chasser ces explications lorsque je fréquentais à temps plein ce champ professionnel et que je m’appliquais à le décrire (en occupant mon autre temps plein d’ethnographe) à travers ses petits morceaux. A ce propos, j’ai évidement particulièrement apprécié la lecture de l’avant dernier article de cette collection : Antonyne Breuil, Le rétablissement à l’épreuve des situations : ethnographie d’Un Chez Soi d’Abord

https://journals.openedition.org/sas/3240

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