Présentation de la seconde édition du livre « Vivre le terrain des monitrices et moniteurs d’atelier »

En marge de nos cinq demi-journées de discussions, des textes de controverse ont été composés solitairement par quelques-uns d’entre-nous. Celui-ci fait office de texte de présentation :

B) TEXTE DE PRÉSENTATION

(Bertrand Crépeau, le 25 décembre 2022)

En parcourant, ce matin, la première édition du verbatim qui suit, Laura a aimé reconnaitre des points de vue — et des points de vie — qui se partagent dans les interstices de l’IME où elle travaille. Même si elle n’est pas vraiment fan de la promotion de l’écriture au « ras des pâquerettes », ma fille a aimé retrouver ces bribes d’analyse qui se propagent, bon an, mal an, entre les pairs — et entre les portes — d’un milieu professionnel que beaucoup nomment dans ce recueil : « médicosocial ». À l’écouter, ce n’était pas tant la rigueur, voire le « bon sens » des exclamations du verbatim qui retenaient son attention, mais plutôt leur vigueur, leur façon un peu « brute de pomme » d’interpeller le  « sens commun » du médicosocial. À l’écouter, cette vigueur montrait assez bien combien ce secteur est malmené par un flot de controverses de plus en plus compliqué à démêler au quotidien.

Utilisant ce petit livre pour évoquer le quotidien de son IME, Laura nous a fait comprendre que jamais, depuis dix ans, l’affaire ne lui a semblé aussi pénible. Entre autres controverses, elle reproche à la nouvelle génération de professionnels de ne s’intéresser ni aux sciences humaines ni à la pratique réflexive. Qu’une de ses collègues puisse, il y a quelques jours, obtenir le même diplôme qu’elle avec un piètre et fallacieux dossier de VAE (Valorisation des Acquis de l’Expérience), lui fait, même, penser que les décideurs du secteur médicosocial « organisent » la dévalorisation des acquis de sa profession.

De mon côté, en tant que retraité de ce secteur, j’ai la chance de pouvoir réfléchir ce rapport aux controverses avec un peu plus de lenteur. Cette position commode me fait repérer (contrairement probablement à Laura) que des professionnels aguerris se précipitent, un peu trop souvent, sur des controverses que d’autres ont imaginées, par avance, pour eux. Je suis, ainsi surpris lorsque des professionnels du médicosocial se disent « tiraillés » — c’est un exemple — par la bisbille des épistémologies « sociales » versus « psychologiques ». Je me demande comment des gens de terrain peuvent abandonner leur propre monde professionnel en rabattant, à ce point, la complexité de leur expérience sur des controverses disciplinaires pensées sous le mode de la déductibilité. Ce renoncement territorial n’est heureusement jamais complet. Discipliner son expérience ou déployer la force analytique de sa pratique (le recueil qui suit l’illustre en partie) est certainement la controverse la plus vitale des professionnels des controverses médicosociales.

Cet exemple de controverse n’est peut-être pas bien choisi. Il veut surtout signifier que la liste des controverses propres au « médicosocial » doit être, elle-même, un sujet principal de controverse. Je sais que Laura serait d’accord pour admettre qu’aucune discipline et qu’aucun travail réflexif n’est capable, à lui seul, de lister l’ensemble des controverses qu’il convient de faire entrer dans le milieu médicosocial. Mais si cela est vrai, comment sait-on, alors, de quel bois est fait ce milieu ? Comment s’y prend-on pour continuer à l’engendrer ? Comment fait-on, au jour le jour, pour « discuter » des ingrédients à retirer ou à ajouter ?

Vous me mettrez s’il vous plait, quelques lignées de personnes aidantes et d’autres à aider, c’est la base, non ? Oui, mais il faudrait ajouter des masques de la dernière génération, car des lignées de virus rôdent aussi. Et les émotions, je les mets où ? Là où l’on institue l’attention, pardi ! Mais, attention, justement, laissons des techniques éducatives zigzaguer dans ces institutions ! Oui, ajustons des lieux, des moments et des actes dans une œuvre ! Bof, qu’en pensent les sciences dites « humaines » ? Ne faudrait-il pas les ajouter dans la marmite ? Il faudrait le décider politiquement. Vous avez prévu une table ronde, en bois massif, pour reprendre régulièrement cette fabrication à zéro ? Que dit le droit à ce sujet ? Qu’il faut rattacher ce milieu médicosocial à une continuité pour ne pas le disperser.  Oui, renouvelons-le sans cesse avec de la présence. OK, j’ajoute le mot « bonjour ». Ça ira pour commencer la journée ? Et notre passion pour produire un nouveau récit, je la mets où, au fait ? Pas dans la bureaucratie, en tout cas ! J’ajoute, aussi, un cahier de calcul. Eh oui, peuchère, les ressources du milieu ne sont pas illimitées ! Holà, c’est seulement « ça » les salaires que l’on peut mettre ! Quelle misère ! Mais que se passe-t-il ? Ça ne marche toujours pas ! Ha zut, on a oublié de brancher l’ensemble au réseau ? Qui a parlé d’ensemble ? Il ne faut pas écraser les ingrédients, vous êtes fou ! Mais écartez-vous la populace, j’ai le mode d’emploi, il suffit d’appuyer là ! Mais tu nous prends pour qui, toi, avec ta boîte noire ? Vous me mettrez, s’il vous plait, quelques lignées de personnes aidantes et d’autres à aider, c’est la base, non ? Oh, regardez, notre milieu d’attention est en train de se propager à tout un tas d’autres milieux ! Mais on était en train de fabriquer quoi au juste ? Le milieu de tous les milieux, parbleu !

Quel bazar ! Il faut en écrire des comptes-rendus pour faire parler les ingrédients qui participent à la fabrique du « médicosocial » ! Laura qui tient un carnet de bord sur son lieu de travail peut en témoigner. Elle en ajoute, au fil des jours, des formes de mutilation, de raisonnement et de partenariat ! Elle en dessine des motifs, des dispositifs et des optatifs ! Elle ne fut donc pas très étonnée de lire, ce matin, que l’on pouvait ajouter à la liste des ingrédients du médicosocial, un Walibi, un tracteur 323 (avec bac en hauteur), une caisse enregistreuse. Elle ne fut pas, non plus, étonnée de découvrir ce genre d’ingrédients dans un verbatim, ou dans des extraits de journaux de bord, plutôt qu’ailleurs. En tant qu’ethnographe, elle sait que ces genres d’ingrédients ne surgissent qu’au moment où on les discute et que l’on ne peut pas en rendre compte autrement qu’avec une écriture temporaire et fragile. En tant qu’éducatrice, elle sait, aussi, que sa pratique s’appuie sur des ingrédients que l’on n’avait pas vus venir : ces petits riens que l’on discute et dispute au moment où ils surgissent.

Ce qui a étonné Laura, en revanche, c’est le fait que les MA de ce verbatim se considèrent, eux-mêmes, comme objet/sujet de controverse vis-à-vis du médicosocial.

Cela peut en effet surprendre : faisant écho à la considération de certains de leurs collègues, ces MA se perçoivent comme trop « entachés » par leur lien au monde du travail « ordinaire » pour se considérer comme de « purs » professionnels du médicosocial. Laura qui compte devenir « art-thérapeute » s’en est émue : pour elle, le vingt-et-unième siècle du travail médicosocial sera bien celui des métiers hybrides, ou il ne sera pas !

Après avoir pesté contre les puristes du milieu, Laura s’est mise à lire silencieusement quelques plus longs passages de discussion. Je l’ai regardée un peu inquiet. Son expression de lecture semblait mitigée. Quels ingrédients l’enthousiasmaient ? Quels autres l’exaspéraient ? Je n’ai pas osé lui poser la question. Ce matin, c’était Noël et je n’ai pas voulu instaurer une controverse familiale dont ce jour de fête a le secret.

C’est peut-être dommage. Laura aurait pu me dire, comme Remi Hess, que cette première édition manquait cruellement d’explications. La seconde édition — celle que l’on est en train de lire — est un peu plus bavarde. Les sigles sont traduits. Je dis quelques mots de présentation. Remi médite sur ce livre. Rien de plus, en revanche, pour le verbatim et les extraits de journaux de bord. Grâce à Nanou (et à Remi) ceux-ci ont même maigri d’une centaine de fautes de frappe !

Un lecteur pourrait me dire que des notes de page pourraient rendre plus compréhensible le corpus. Je lui répondrais qu’elles le rendrait, immédiatement, moins crédible en sous-plombant (au moins d’un point de vue éditorial) mon intention de terragraphe de laisser la plume et la parole aux acteurs de terrain, eux-mêmes.

Ce livre a été composé avec l’idée qu’il n’existait nulle part dans le milieu du médicosocial (ni dans ses tréfonds inconscients ni dans ses hautes sphères étatiques) une manière de correctement décrire le travail des MA. Il a été fabriqué en résistant (avec plus ou moins de réussite) à cette idée qu’un lexique adéquat serait à disposition quelque part, ailleurs que dans le milieu (pratico théorique) où les MA exercent au quotidien.

Il ne s’agit donc pas de flancher pour cette seconde édition.

Je reconnais, cependant que cette première maquette manquait de clarté, mais je veux souligner que cela n’était pas dû à son manque d’explications, mais au fait que les descriptions sur les ingrédients de la pratique des MA (ou plutôt les discussions à propos de ces descriptions) n’étaient pas assez nombreuses. Plutôt que d’espérer un point de vue « méta », il faudrait (c’est la visée de la terragraphie) poursuivre ce travail de discussions « lambda » pour rendre cette première retranscription un peu plus compréhensible.

Je viens de convoquer un lecteur potentiellement critique face au manque de note de bas de page. J’aimerais continuer à converser avec lui. Cela pourrait m’aider à conclure cette présentation qui, jusqu’ici, ne présente pas grand-chose.

L : Je n’ai pas bien compris la commande initiale de la direction de cet Esat. Comment tu t’es retrouvé à proposer la fabrication de ce livre ?

B  : Un ami rencontré dans un centre de formation m’a écrit pour que j’aide les MA qu’il encadre en tant que chef de service dans son établissement « à formaliser leur démarche pédagogique dans les apprentissages du quotidien ». Je n’ai pas bien compris cette commande, car elle me semblait un peu abstraite. Que venait faire, par exemple, le mot « pédagogique » dans cette formulation ? J’ai eu la désagréable impression que l’on mettait la charrue avant les bœufs. Si l’on demande à quelqu’un de parler son travail, on ne doit pas, comme dirait Ninon (une des autrices de ce livre), « lui mettre, auparavant, des mots dans la tête ».

L : Oui, mais, toi-même, tu leur proposes un lexique, des auteurs et même un guide des bonnes pratiques !

B : C’est vrai, et souvent mon lexique parait un peu hors sol dans ce verbatim, tu ne trouves pas ? Je ne prétends pas avoir une attitude meilleure que celle que je dénonce. Mais, j’essaie d’éviter que ces noms venus d’ailleurs n’écrasent pas trop la discussion. Pour le questionnaire issu d’un guide des bonnes pratiques, c’est moyennement le cas. Heureusement que les participants se l’approprient pour préciser leur propos ou même remettre en cause un des items. Mais bon, c’est vrai, j’ai failli faire rater mon dispositif lorsque j’ai utilisé ce guide pour animer la discussion.

L : Comment caractériserais-tu ce dispositif ?

B : C’est un dispositif « terragraphique » qui rassemble trois pratiques de transcription qui me sont familières. On trouve, premièrement, la pratique de la transcription impliquée. Dans les pages qui suivent, je ne suis pas un transcripteur invisible qui prétend se situer à une distance neutre de la discussion. Je suis partial dans mes interventions et certainement encore plus dans mes transcriptions. Pour mettre en forme ce verbatim, je me suis appuyé sur des enregistrements sonores où je tente de retranscrire, au souffle près, ce qui a été dit, mais il y a surement des erreurs.

L : Ce verbatim n’est, donc, pas un document totalement « objectif » !

B : Pas vraiment. Et d’une façon encore plus radicale, ce texte de présentation – tout comme les textes écrits solitairement par les MA – « traduisent » (plus qu’ils ne « transcrivent ») des aspects du milieu médicosocial tels que nous les vivions au moment où nous avons pris la plume. Mais ces traductions (qui sont donc, aussi, des trahisons) ne sont pas, non plus, totalement « subjectives ».

L : Donc, en fait, pour toi, ces textes ne sont ni objectifs ni subjectifs !

B : En fait, ces textes montrent que cette distinction est tout à fait inintéressante. Est-elle intéressante quelque part, d’ailleurs ? Il faut sacrément distordre le vivre d’un travail médicosocial pour arriver à le caser dans cette grille de lecture moderne ! Dans ces textes, c’est plutôt cette opposition qui est distordue. On ne sait pas trop de quel côté ranger ce qu’on lit.

L : On peut, donc, juste se dire que cette distorsion suit les courbes de vos implications respectives ?

B : Oui, la transcription « impliquée », ce n’est pas la transcription « engagée ». Elle ne vise pas à produire un « effet » sur le lecteur. Elle aide plutôt le scripteur à recourber son implication : à déplier sa manière d’être pris dans les plis de son terrain professionnel, par exemple. 

L : Quelle est la deuxième pratique de transcription qui animait ton dispositif ?

B : La transcription sur les attachements transversaux. Ce n’est pas parce que l’on décrit son terrain professionnel que l’on doit s’empêcher, lorsqu’on le juge utile, d’évoquer comment ce terrain est éventuellement « attaché » à quelques-uns de nos autres « terrains ».

L : Holà, mais là on sort du cadre de la transcription professionnelle !

B : Oui, si tu considères que ton cadre professionnel doit se couper de ces attachements concrets. Les bouquins ou les revues du médicosocial où les professionnels parlent de leur pratique comme si elle était un moment « total » me font horreur. Je préfère lire l’Équipe : les pros peuvent parler de leurs attachements à leurs adducteurs ou à leurs voitures de luxe : les transcriptions y sont bien plus transversales ! Dans le verbatim qui suit, les passages qui m’intéressent le plus sont ceux qui retranscrivent quelques morceaux de nos transversalités. Je pense, par exemple, aux premières pages où Hervé évoque les attachements de sa vie professionnelle à sa vie de villageois.

L : J’ai lu que tu évoquais un tout petit peu tes attachements à tes transversalités de grand-père, de chercheur et de fermier… 

B : Je n’en dis pas grand-chose. Évoquer mes attachements ne m’a pas semblé toujours facile ou utile lors de nos discussions. Comment raconter, par exemple, la thèse que j’ai écrite autour de l’éducation technique ? J’aurais dû, peut-être, leur donner à lire ce petit journal où je les résume : la thèse de Swan Bellelle, journal d’une lecture (2015). J’ai préféré leur offrir ce topo de 2021 paru aux Chroniques Sociales : Pratiquer le journal de recherche (Hess, Mutualle Crépeau) car il a été fabriqué, comme ce verbatim, autour d’une pratique de la discussion.

J’aurais, aussi, pu en dire un peu plus sur ma vie de « fermettier » ou d’agriculteur en herbe (je cultive des plantes médicinales dans une fermette). Lors de notre premier contact à la fin de l’année 2021, la direction de l’Esat m’a présenté les MA comme des salariés ayant « délaissé » leur terrain concret au profit d’un terrain plus abstrait fait de ressentiment. À la même époque, j’avais l’impression, moi aussi, de délaisser mon domaine médico rural. Vis-à-vis de lui, j’avais perdu le plaisir de la description et de l’étonnement. Ma transversalité de fermettier « délaissant » fut donc très présente lorsque j’ai démarré ce petit chantier de transcription avec ces MA.

L : Tu dis que ces MA avaient tendance à délaisser leur terrain professionnel. Pourquoi, donc, les inviter à évoquer leurs implications sur des « terrains » extérieurs ?

B : Si, à cette époque, on m’avait demandé de parler de mon « moment » de fermettier en taisant mes transversalités, j’aurais eu tendance à l’évoquer d’une manière détachée, isolée et donc abstraite. Cela aurait renforcé mon sentiment de délaissement. J’aurais, par contre, rendu ce terrain plus concret si l’on m’avait demandé comment il s’articulait avec mes autres moments.

L : Cette évocation des résonances entre des domaines de vie, c’est ce que permettaient dans cet Esat les séquences d’analyse des pratiques animées par une psychologue.

B : Oui, peut-être. Certains MA appréciaient, en tout cas, beaucoup ce temps-là de réflexivité. Mais la règle pour ce genre de dispositif, c’est que rien ne doit sortir à propos de ce qui se dit lors de ces séquences. On crée un espace pour évoquer les transversalités, mais on demande aux professionnels d’intérioriser cet espace d’évocation, de faire comme-ci il n’existait que dans un coin de la tête. C’est assez dingue, non ?

L : Cela permet de prendre de la distance avec ce que l’on vit sur le terrain.

B : Et l’on s’étonne que les pros le délaissent… Dans leurs transcriptions institutionnelles, on leur demande d’intérioriser leurs évidents liens d’attachement à leur lieu de travail (leurs vies de villageois, par exemple) tout en extériorisant des simulacres de détachement vis-à-vis de lui (via l’écriture des projets pédagogiques, notamment).

 La transcription transversale des attachements assouplit et fluidifie cette logique très moderne de la transcription.

L : Cette logique moderne de la transcription semble beaucoup plus t’obnubiler que la prise en charge éducative, la formation des salariés ou la vie institutionnelle. Tu as été éducateur, formateur et institutionnaliste, pourtant.

B : Oui, c’est vrai, les aspects relationnels, idéologiques ou organisationnels de cet Esat m’ont moins directement préoccupé que cet aspect de la transcription des analyses des acteurs. Mais en intervenant sur l’institution de cette transcription, je me suis nécessairement inscrit dans le mouvement de l’analyse institutionnelle (qui cherche à produire un nouveau rapport à l’institution de l’analyse) ; je me suis, aussi, inscrit dans le mouvement de la formation continue des acteurs (j’ai imposé une « forme » de transcription) et aussi, bien sûr, dans le mouvement de l’éducation spécialisée (prendre soin de sa transcription clinique ne peut qu’aider à prendre soin de son public).

L : Tout de même, en tant qu’institutionnaliste, tu ne trouves pas étouffante cette logique institutionnelle d’enfermement que l’on perçoit à propos de ce zoo-Esat.

B : C’est une blague ? Un coach en ville qui enferme ses clients dans la logique de l’identité du sujet pour les prémunir des dissociations objectives, peut proposer une institution (éclatée) bien plus aliénante ! Non, ce zoo-Esat est un lieu ouvert, grâce, notamment, à ses ingrédients tout à fait exotiques ! Je m’inscris dans une sociologie plus « ontologique » que « critique » en disant cela.

L : Pour revenir à cette logique moderne de la transcription : tu sembles, tout de même, très critique envers les professionnels qui la véhiculent.

B : Je les adore ! Ils me ressemblent, ou ils m’ont tellement ressemblé ! Mais, c’est vrai, j’ai compris en lisant Bruno Latour que, depuis une vingtaine d’années, c’était, eux, mon principal « public » !

L : Quel est leur problème ?

B : D’une part, pour montrer qu’ils ont « la main » sur leur travail, ils purifient leur transcription pour rendre transcendant le Sujet, la Société, l’Institution (majestueusement nommés), leurs maux (scientifiquement nommés), ainsi qu’une force hyper lointaine ou hyper intime (religieusement nommée). D’autre part, comme pour ne pas être pris la « main dans le sac », (comme dirait Latour), ils tiennent à dire qu’ils ne sont pas dupes, qu’ils savent bien que d’autres ont « la main sur eux », que ces Sujets et/ou cette Société, cette Institution, cette Science, cette force lointaine (ou intime) les dominent et qu’ils en ragent. Pour montrer cela, ils barbouillent leurs transcriptions pour les rendre — le pensent-ils vraiment ? — immanentes. Ils le font en saupoudrant leurs scripts d’exemples plus salissants que saisissants, avec notamment des détails organiques et organisationnels morbides à propos d’une sale maladie, d’un sale coup du sort, d’un sale système… Bref, ils expliquent dans un même souffle qu’ils font un métier extraordinaire et qu’on leur fait faire un sale boulot

L : Et concrètement ?

B : Ils n’explorent plus le « milieu » de leur travail. Si on leur demande de décrire leur pratique, ils répondent en l’expliquant d’une façon lointaine [1]. Si on leur parle d’un auteur lointain, ils s’arc-boutent sur leur pratique. Dans leur transcription, ils sont, tour à tour, déducteurs et inducteurs, jamais transducteurs. C’est comme cela que l’on pourrait reconnaître ces scripteurs modernes… S’ils existaient vraiment ! Car — et il faut l’espérer — ce scripteur est d’abord un optatif du milieu médicosocial. 

L : Pourquoi ce type de scripteur serait-il le rêve éveillé du milieu du médicosocial ?

B : D’autres milieux l’espèrent aussi (ceux du soin ou de la spiritualité moderne, notamment) mais le milieu du médicosocial fut tellement structuré par ce mot d’ordre de la modernité qu’il en est devenu, aujourd’hui, sa caricature. Je ne pense pas qu’il existe, aujourd’hui, un milieu qui cherche, avec tant de professionnalisme, à placer « l’humain » au centre des « choses ».

L : C’est une ligne de conduite essentielle : l’humain n’est pas une chose !

B : Oui, mais ces termes sont insaisissables dans la pratique ! S’il essayait de mettre « le sujet » au centre des « objets », un professionnel zélé ne pourrait saisir que du vide pour le placer dans du vide. Et il se retrouverait, rapidement, lui aussi « vidé », mais d’une manière moderne : par le dessous et le dessus, psychiquement et socialement.

En ne saisissant que du vide, il deviendrait lui-même vide et insaisissable !

L : Ce milieu moderne du médicosocial n’arrive plus à se saisir, lui-même, par le milieu  ?

B : Oui, il a tellement peur des monstres, qu’il a autrefois découpés (en deux) pour se moderniser, qu’il ne sait plus comment s’y prendre pour abriter les hybrides, les chimères et, donc (pour revenir à ce recueil), les transcriptions qui ne sont ni pures ni impures, ni déductives ni inductives. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle mon petit dispositif de traduction s’est appuyé (en plus des pratiques de transcription impliquée et transversale) sur la pratique de la transcription transductive.

L : Ha oui, et c’est déconcertant ! Le déroulé de ce verbatim est souvent interrompu par différents types de sauts : des sauts d’humeur (le ressentiment l’emporte souvent), des sauts logiques (ces pros du zoo passent souvent du coq à l’âne…) et même des sauts « statutaires ».

B : Oui, parce que ce petit livre a pris forme de discussion en discussion. On aurait pu réorganiser le texte selon une logique déductive (c’est d’ailleurs ce que propose l’abécédaire). Il nous a semblé plus intéressant de retranscrire le déroulé transductif de nos discussions. C’est selon cette logique qu’une partie de nos transcriptions impliquées et transversales se sont instituées, de proche en proche, en un nouveau petit bouquin du médicosocial qui ne nous semble pas totalement superflu de diffuser.

L : Ce livre montre, au final, un travail de réflexivité située ?

B : Ce n’était pas tout à fait son intention. Il ne s’agissait pas de trop se creuser la tête collectivement, mais de voir ce qui s’analysait de la façon la plus lambda possible au cœur de simples discussions. Notre vision, c’était que cette réflexivité sur ce terrain de travail était déjà présente. Elle était déjà là dans l’épaisseur de cet Esat traversé par des flux d’analyses plus ou moins perturbés et perturbants. Elle soufflait déjà et aurait pu, en quelque sorte, être mesurée à l’aide d’un petit anémomètre. La terragraphie a simplement empêché cela : que cette réflexivité s’enfouisse dans les profondeurs de l’intériorité (moderne) ou qu’elle s’évapore dans les hautes sphères de l’épistémologie.

L : Ce livre est édité par l’association terragraphe. Pourtant, tu ne parles pas beaucoup de la terragraphie dans ce recueil. Dans ton livre Pourquoi terragraphe? (Terragraphe, 2021). Tu dis t’être inspiré de ce procédé de peinture qui superpose des sables colorés, la terragraphie, pour l’appliquer à tes transcriptions de recherche. B : Oui et je prolonge cette idée de l’écriture du/par le terrestre dans L’effet jardin de Louise (Presses Universitaires de Sainte-Gemme, 2023). L’idée éditoriale de l’association terragraphe, c’est que l’on peut viser une superficialité de la transcription qui ne soit pas superficielle. J’espère que l’on s’en rendra compte en lisant les pages à venir.


[1]Cette note de bas de page pour contredire ce que je dis, un peu plus haut, à propos de celles-ci. Pour signaler, aussi, que ce texte de présentation qui emprunte royalement cette voie de « l’explication lointaine » est complété par la retranscription de quelques extraits d’un journal de bord lié à l’écriture de ce livre (Cf. p.189).

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