Pourquoi terragraphe ?

Mercredi 22 avril 20

Ce matin, en recherchant l’image d’une carte pour illustrer la section de ce journal déposé sur le site, je suis tombé sur l’article de Julien Nègre : Les lieux négligés : lire Thoreau avec les cartes[1]. Julien Nègre n’apprécie pas que l’on oppose la logique cartographique « souvent envisagée comme impérialiste et hégémonique », avec la logique du partage du sensible trop souvent apparentée à une pratique hors sol. Si le journal de Thoreau est bien un texte et non une carte, il tend, pourtant, au fil des pages « à faire carte ». Son journal reste un texte, car il ne dévoile pas les coordonnées topologiques qui permettraient au lecteur de situer les lieux négligés qu’il explore. Il tend cependant être une carte, car le geste d’écriture de son auteur « s’articule à la pratique de la marche » et même à celle de l’arpentage : voilà en quelques mots, le résumé de l’article.

Nègre cite, dans cet article, un extrait de Rhizome : « Écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir. » (Deleuze, Guattari, 1980 : 11). Plus en avant dans ce retentissant texte de la fin des années soixante-dix, on lit que l’écriture n’a rien à voir, non plus, avec l’idéologie : elle est d’abord un agencement pratique. Thoreau agence son geste d’écriture à celui de son lent arpentage dans les lieux à la fois proches et négligés. Lorsque j’ai roulé à vive allure pour aller en Suède, j’ai très peu écrit sur mon carnet de voyage. Probablement : la conduite de nos journées conduit aussi notre manière d’écrire.   

L’écriture est une manière de prendre la mesure de ces agencements ou, comme le dit Anne-Claire Cormery, une façon de prendre la mesure de son rapport à soi, « au monde »[2]. Avec l’écriture, cette « prise de mesure » n’est, donc, précisément pas qu’une « façon de parler », comme on dit : c’est une pratique concrète d’arpentage.

Jeudi 23 avril 20

7 h : Pourquoi « terragraphe » ? 

Le terme m’est venu le 29 aout 2019 après deux mois de cogitation autour de la création d’une nouvelle association que nous voulions créer pour valoriser « l’écriture de terrain ». Cette cogitation concluait, en fait, six années de réflexion plus ou moins continue autour de la création d’un dispositif sur ce thème. A l’approche de mes 50 ans, à la sortie de ma soutenance de thèse portant sur la pratique du journal de bord comme dispositif technique d’éducation tout au large et au long de la vie, je ne me voyais pas faire carrière dans les bureaux d’une quelconque organisation de formation. Je rêvais, plutôt, de mettre à profit ce travail de recherche pour moi-même et pour mes proches ainsi que pour les terrains qui nous prolongeaient et/ou nous faisaient vivre.    

Il y a tout un faisceau de motifs qui explique cet optatif. Je retiens une motivation, ce matin, dont le lien avec ce projet terragraphe ne parait pas, d’emblée, aller de soi. Cela concerne les objets techniques qui jonchent nos cartographies personnelles et collectives et le rapport plus ou moins instructif que la culture ambiante nous permet d’entretenir avec eux. Pour le dire rapidement, « terragraphe » cherche à contribuer, à son niveau, à l’amélioration du climat de cette instruction. L’écriture in situ et pour soi engage, de fait, l’entretien d’un rapport civilisé avec des objets associés : le traitement de texte, le carnet, le crayon…) Étant, de surcroit, le miroir de toutes les techniques, la pratique de l’écriture nous permet, potentiellement, de « réfléchir » (au sens concret) toutes les sortes d’objets techniques plus ou moins allochtones qui font carte avec nous.

13 h : je repère un autre motif qui explique la création de Terragraphe (qui est assez lié à celui cité ce matin). Durant ma carrière, je me suis intéressé aux techniques liées à la terre (comme horticulteur, paysagiste, maraicher, herboriste) ainsi qu’aux techniques liées à l’amélioration des institutions (comme éducateur, formateur, universitaire). J’ai expérimenté combien il est difficile de dépasser la contradiction entre ces techniques des champs et ces techniques des villes (entre les opérations de travail directes et indirectes, entre ce travail sur les choses de la terre et celui sur les choses des humains…). J’ai pu remarquer, cependant, que lorsque j’opérais un « retour sur moi » (en donnant, par écrit, de mes nouvelles à un proche ou en notant sur un carnet mes ressentis du jour), je réconciliais, dans un même geste, ces deux formes de techniques.

14 h 30 : j’écris d’une telle façon tellement condensée que j’éprouve une forme de honte. Je développerai tout ceci, peut-être, un jour.

Samedi 25 avril 20

10 h : j’ai réussi à brosser ce matin fifi. Elle est devenue effectivement plus sage. 

Expliquer les motifs qui ont conduit à la création de terragraphe me parait, depuis le début de la semaine, extrêmement fastidieux. Je note sur un autre fichier des bouts de phrases que je n’arrive pas à agencer. J’ai l’impression qu’il me faudrait revenir sur le récit du cheminement de mes cogitations depuis trente ans (récit que j’aborde, notamment dans le petit livre : resto, boulot, journaux que Remi Hess avait eu en 2012 la gentillesse de publier dans sa maison (rurale) d’édition des Presses universitaires de Saint Gemme. (Ha, le plaisir d’écrire avec, pour et sous le regard d’autres chercheurs réunis dans l’atelier d’éducation aux moments de Remi Hess (le moment de l’amitié notamment…et notamment avec Anne Claire Cormery et Swan Bellelle). L’envie de prolonger la fête : voilà bien une des motivations qui explique la création de terragraphe).  

16 h 30 : à la fin d’été 2019, terragraphe n’est pas tombé de la dernière pluie. Je le dis sans vantardise, car contrairement à ce que je suggérais ce matin, mon parcours biographique a très peu de poids dans les motifs qui ont motivé la création de l’association. En cette fin d’été 2019, c’était surtout le climat qui tombait en eau de boudin et il ne fallait pas être spécialement « dans le vent » pour se rendre compte que la succession des chocs organisationnels dus au dérèglement climatique menaçait, plus que jamais, de nous clouer le bec (nous les oiseaux et les humains) tout en nous privant simultanément de plumes (nous les humains et les traitements de texte). Le climat semblait vraiment propice pour nous encourager, à notre niveau, à encourager la pratique de l’écriture réflexive.

18 h 30 : dans mon vocabulaire, l’écriture réflexive ne vise pas une meilleure intelligence au sens strict, mais plutôt, une meilleure compréhension, au moins temporaire, de quelques aspects du vécu qui concernent plus ou moins directement celle ou celui qui écrit (et parfois, même, ceux à qui l’écrit est adressé). 

Autre aphorisme : la démarche réflexive n’est pas rendue possible par la seule complicité de l’écriture et elle n’est pas, en soi, une démarche intéressante à temps plein. Elle est une sorte de rendez-vous que les gens se donnent, de temps en temps, pour faire « le point » (ce « point » pouvant se comprendre d’une façon quasi topologique).

23 h : j’ai l’impression de perdre de ma singularité lorsque j’énumère des aphorismes, mais il me semble utile de poursuivre dans cette voie. Cette partie de journal est importante pour terragraphe. Elle pose les premiers jalons d’une nouvelle proposition disciplinaire (ou indisciplinaire, je ne sais pas). C’est un jeu espiègle que je prends très au sérieux. Créer un néologisme, créer une association, créer une discipline, c’est une manière de contredire l’offre existante. Aussi, s’il existe un domaine où l’offre est légion, c’est bien celui de l’écriture. Technique de toutes les techniques, l’écriture gonfle de jour en jour tout en nous « gonflant » du matin au soir. L’offre est devenue une impasse : les gens sont saturés par une écriture globale qui occupe plus de plus leurs terrains d’existence et de leur côté, les terrains contrôlent de plus en plus ce que les gens écrivent sur eux.

Créer un dispositif local qui viserait à fixer dans le terrestre le rendez-vous de l’écriture réflexive n’est pas une mince affaire. Il y a des résistances et surtout des intimidations sur lesquelles je reviendrai ultérieurement. À cette heure tardive, je veux pouvoir lister les potentiels éducatifs bien connus de l’écriture réflexive :

— elle vise à mêler des évocations hors-sol avec des descriptions situées (elle permet de croiser cordonnées désordonnées et ordonnées, terrains indirects et directs) ;

– bon an mal an, l’écriture réflexive aide, au fil des jours, à poser quelques balises ;

– elle aide à cartographier tout ce qui nous touche plus ou moins directement.

Minuit : l’écriture réflexive est, dans ce sens, nécessairement une écriture de terrain ; elle est nécessairement une mise en carte de nos propres réseaux d’existence.

Dimanche 26 avril 20

6 h 30 : les cartes ne sont jamais « jouées » avant que l’écriture réflexive commence (il n’y a pas de maxi carte réflexive). Cependant, cette écriture réflexive n’est jamais neutre. Elle clive. Elle s’expose à des contradictions, car évidemment chacun se sert de ce moment réflexif (qu’offre l’écriture pour soi) pour tenter de dessiner sa « cartographie » de la façon la plus singulière possible.

On peut comprendre que les cartes singulières peuvent, plus ou moins, se calquer sur d’autres cartes singulières, et que se dessinent, ainsi, des cartes plus ou moins groupales avec des frontières plus ou moins claires et des territoires alliés ou ennemis plus ou moins repérables.

Mais ce n’est pas tout : le terrestre n’est pas uniquement habité par des humains qui se « cartonnent » autour de la cartographie de ce qui les touche le plus directement[3]. Ce terrestre est aussi habité par des non — humains (plus ou moins organiques et organisés) qui cherchent, eux aussi, à imposer la définition de leur « situation » d’habitants. C’est le cas, ces temps-ci, pour le cov-19. Voilà un habitant qui est en train de dire clairement ce qui le « touche » (nos cellules humaines, les animaux, les réactifs de labo…). Il est en train d’établir sa cartographie avec une singularité (mortellement touchante) que la quasi-totalité des humains aimerait bien lui contester.

15 h : plutôt qu’un retour sur « soi » et/ou à la « nature », l’écriture réflexive vise un retournement de ces lieux mis en épingle. Elle explore (comme dans une boite de foin) les lieux intermédiaires, négligés.

Lundi 27 avril 2020

9 h 30 : lorsque je relis le paragraphe sur le terrestre que j’ai écrit hier, j’ai l’impression de m’exprimer comme Bruno Latour. Cela me gêne un peu. Mais je dois avouer que le suffixe de terragraphe s’est imposé après la lecture de son enquête sur les modes d’existence.

Le mot terragraphe n’est pas référencé dans les dictionnaires et les encyclopédies en ligne (Larousse, Wikipédia, Universalis, CNRTL Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales). Ce n’est cependant pas un nom que nous avons inventé. S’il n’est pas connu et référencé par les dictionnaires généralistes, terragraphe est pourtant un terme technique utilisé par certains artistes. Le terragraphe désigne une œuvre réalisée grâce au procédé dit de la terragraphie. Développée en Israël, cette technique est issue de la pratique de la sérigraphie. « Elle se caractérise par l’utilisation du sable mélangé aux pigments comme élément de base. Celui-ci provient de différents déserts selon la texture et la couleur exigées. L’étape initiale consiste à recouvrir le papier ou la toile d’une couche de silicone et d’huile afin de maintenir le sable préalablement séché. Le dessin souhaité est ensuite imprimé selon le procédé de la sérigraphie sur cette surface préparée. Ressortiront de cette technique d’impression des œuvres tout en relief, lumineuses et colorées[4] ».

L’origine de ce mot est assez inspirante. Elle suggère une idée de superposition spatiale. Superposition de ce qui est signifié : le sable et au-dessus, la toile. Superposition, aussi, des signifiants : préfixe romain, puis suffixe grec. Le mot terragraphe s’est peut-être imposé à nous pour ces raisons-là.

Le suffixe « graphe » suggère en grec, le geste d’écrire. En mathématique, il désigne un ensemble de sommets (ou points) et d’arcs (ou lignes orientées) ou d’arêtes (ou lignes non orientées) liant certains couples de points. 

Terra désigne la terre en latin. C’est donc une terre plus juridique, plus institutionnalisée et plus humaine que la « géo » grecque qui désigne — en caricaturant — une terre sans humain.

En résumé, Terragraphe désigne ce geste d’arpenter, d’écrire sur le terrestre fait d’humain et de non humain. Voilà, on n’a pas trouvé mieux le 29 aout 2019.

Cette trouvaille nous a tant plu que nous avons déposé une demande d’enregistrement de la marque « terragraphe » le jour-même à l’Institut National de la Propriété Industrielle. (Mon ami Laurent Beaumatin avait fait la même démarche en 2016 pour la création de sa marque ADN, Artisan De Nature. Depuis, je rageais de ne pouvoir l’imiter : voilà un motif qu’il ne me faut pas taire). L’enregistrement de la marque a été accepté le 03 février 2020 sous la référence 4577785. Ce dépôt (qui exclut les œuvres artistiques terragraphiques) concerne (dans la rubrique 5, section 41), les produits et services suivants : éducation ; formation ; information en matière d’éducation ; publication de livres ; prêt de livres ; organisation et conduite de colloques ; organisation et conduite de conférences.

16 h 30 : Anne est en train d’arroser son jardin potager. La météo annonce des pluies orageuses en soirée, mais Anne doute sérieusement.

Le nom de Terrragraphe n’a pas été choisi uniquement pour des raisons sérieuses. On a vite senti que c’était un terme avec lequel on pourrait s’amuser. (Voilà aussi un motif essentiel).

Il y a :

  • des terres agrafes : terrains attachants qui rendent l’écriture quasi-subjective ;
  • des graphes sans terres : écriture détachée, hors-sol, qui rend l’écriture quasi objective.
  • des terres à baffes, les terrains pro-censure : lieux toujours prêts à baffer les écritures impliquées qui (même sans y faire gaffe) les mettent plus ou moins à jour ;
  • des terres à gaffes : les terrains malmenés, pollués, propices au brouillage des écritures.
  • Taire l’agrafe : taire ses implications concrètes.
  •  ?

Le 30 aout 19, le lendemain du choix de ce terme, j’ai écrit à un de mes neveux, Thomas. Après avoir étudié l’écologie politique en master, il est parti vivre en Allemagne où il continue à parfaire sa formation initiale. C’est un des représentants de la génération montante qui est en droit de formuler, vis-à vis de ma propre génération, des reproches sur l’état de la planète. Voilà un énième motif — et peut être le principal — qui a motivé la création de terragraphe. Ce 30 aout, en tout cas, j’étais très fier d’annoncer à mon neveu que :

(…) « Dans un autre registre, j’ai déposé un nom de marque hier Terragraphe, ça sera le nom d’une association qui promouvra la pratique de l’écriture de/du terrain.

À terme, l’idée est de créer une nouvelle discipline d’enquête, la terragraphie un peu plus centrée sur les humains que la géographie, mais un peu moins que l’ethnographie. Une discipline transductive pour enquêter sur le partage, plus ou moins amical, d’une définition par des êtres de “tout poil” (humains ou non : engins, dispositifs, climats, ombres, voiles, ciels, germes, organes, clans, liens, us, agents, œuvres, lois, calculs, vocables…[5]) de leur même “moment” terrestre. Le terragraphe, c’est quelqu’un qui raconte quelques-unes de ses conversations avec une de ces créatures ou choses à propos de la vie de la planète. Si ce sujet t’inspire, n’hésite pas à prendre la plume ! L’association financera l’édition de journaux et pourquoi pas de correspondances. Si tu as le temps cette année, on pourrait échanger sur nos visions de l’écologie ou de l’Anthropocène (je ne sais pas si ce mot existe en Allemand). »

En attendant la réponse de Thomas (qui ne saurait tarder) j’ai pensé que je pourrais me servir du site pour m’adresser à d’autres terragraphes potentiels.

Bertrand Crépeau


[1] Julien Nègre, https://savoirsenprisme.com/numeros/08-2018-textualites-et-spatialites/les-lieux-negliges-lire-thoreau-avec-les-cartes/

[2] Anne-Claire Cormery https://journals.openedition.org/questionsvives/1391

[3] Se ponctuent, ici, des réseaux plus complexes que ce que l’on nomme « bassin de vie ».

[4] http://www.bynewart.com

[5] Le mois suivant, lors du dépôt en préfecture des statuts de l’association, nous avons retiré la liste un peu bizarre (avec notamment le terme « germe ») qui apparait dans ce courrier entre parenthèses. J’aimerais revenir un jour, sur le choix de cette liste.

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