Christian Verrier

Vendredi 18 novembre 2020

1) Retour sur des lectures automnales

Au milieu de cet automne, j’ai lu et relu le livre de Bernard Stiegler la vie vaut la peine d’être vécue, de la pharmacologie (Flammarion, 2010). Puis, pour rechercher un antidote à la tonalité craintive de cet ouvrage, j’ai lu celui de Bruno Latour : Pasteur : guerre et paix des microbes suivi d’Irréductions (La Découverte, 2011) un précis de philosophie aux allures nietzschéennes qui m’a conduit à lire ce dieu (plutôt que son saint) : « le bien de la totalité exige l’abandon de l’individu »… Or, il n’existe pas de pareille totalité ! » (La volonté de puissance, § 5).

Après avoir relu Si j’étais guérisseur de Bernard Blancan (Eyrolles, 2014), je m’endors, ces temps-ci, en essayant de déchiffrer quelques pages du journal d’Amiel dont je lis une version en anglais. Hier soir, je suis tombé sur le passage que je cherchais depuis longtemps. Il s’agit de celui où Amiel se dit que le journal « total » qu’il tient depuis des dizaines d’années (et des dizaines de volumes) lui a fait prodigieusement perdre son temps, sa pensée et sa force. Si je traduis bien… son traducteur, Amiel fait ce mélancolique aveu à propos de cette somme de travail : « elle ne sera utile à personne, et même pas à moi-même — elle m’a plutôt aidé à fuir la vie qu’à la pratiquer”.

2) L’ouverture d’un nouveau journal (fermettier)

Concernant ma pratique de diariste, je partage souvent ce point de vue. Je me fais, heureusement, souvent la réflexion inverse. Ce fut le cas en ce début de semaine, lorsque j’ai ouvert un nouveau journal sur le moment « fermettier ». Voilà un journal qui m’aide concrètement à pratiquer, plutôt qu’à fuir, un métier que depuis dix-sept ans, je n’avais pas encore eu l’aplomb de nommer ainsi.

Marcher, une expérience de soi dans le monde. Essai sur la marche écoformatrice, Paris, L’Harmattan, 2011

C’est, en fait, le début de la lecture d’un ouvrage de Christian Verrier sur la marche qui m’a donné envie de m’intéresser à ce moment de la fermetterie que je décrivais déjà, depuis dix ans, dans un journal spécifique, mais sans vraiment lui donner de ma force, de ma pensée et de mon temps (pour reprendre le vocabulaire d’Amiel). Dès que j’ai parcouru les premières lignes du livre de Verrier, j’ai été saisi par l’effort produit pour prendre soin de ce moment de la marche qui m’est, aussi, très familier. J’ai lu noir sur blanc des pensées qui m’avaient régulièrement traversé l’esprit en marchant (des pensées à peine foulées, à peine dépliées, aussitôt évanouies). Les retrouver décrites dans cet ouvrage avec autant de soin me donna envie de fournir ce même type d’effort à propos, donc, de ces pensées de fermettier.

Si je relis ces lignes un jour, je me demanderai, probablement, pourquoi je n’ai pas plutôt eu l’idée de prendre soin de mon journal de marcheur. Cela viendra certainement en son temps. Dans cette période de quasi-confinement, mon actualité est centrée sur le métier d’habitant d’une des fermettes sarthoises. Un métier plein de contradictions que j’ai tenté de fuir, tout ce début d’automne, en me mettant à la recherche d’une petite maison au bord de la Manche. Ce moment de recherche fut particulièrement désagréable : les maisons trop chères m’ont renvoyé à l’état de mon compte en banque, les maisons trop délabrées, à mon âge et à l’état de mes forces. Cette recherche d’une maison comme « totalité qui n’existe pas » m’a fait revenir à un « pas de base » essentiel : notre moment de la vie sédentaire ne fait que compléter un moment de vie nomade de marche libre (et aussi de pas dansés) que nous explorons, tout autant, avec Anne depuis le premier jour de notre rencontre. Pour cette raison, au moins, nous avons, le week-end dernier, décidé de réinvestir et ré-habiter notre vieille fermette.

3) La joie d’être grand-père (Barbier & Verrier)

René Barbier & Christian Verrier

Avant d’évoquer ce livre de Christian Verrier sur la marche, il me faut dire un mot sur celui qu’il a écrit avec René Barbier sur la grande parentalité. La joie d’être grand-père (Edilivre, 2013). Il s’agit d’un livre dialogué qui met en lumière ce que peut être une écoute sensible ouverte à l’approche transversale (conceptuelle, biographique notamment). En le lisant, j’ai le sentiment d’avoir mieux « compris » le livre de René Barbier que j’essaie de relire depuis le début de l’automne : l’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines (Anthropos, 1997). La spiritualité (laïque) de Barbier m’a paru, dans ce livre, trop totalisante et trop éblouissante et je n’ai pas réussi à « accrocher » comme on dit. Je n’ai plus le même regard sur l’ouvrage depuis que j’ai « vu » son auteur, enfant, dans le Paris populaire (par exemple, à côté de sa grand-mère maternelle qui « vendait des légumes sur sa voiture à bras » [p.20] ou encore, un peu plus grand, joueur d’accordéon). Et idem, depuis que j’ai lu comment son approche sensible ne traduisait pas seulement le saisissement de son esprit : « j’étais peut-être à vingt kilomètres de ce cimetière (normand) lorsque, d’un seul coup, j’ai été bouleversé. Je ne sais pourquoi, c’est arrivé comme ça, j’ai été pris au ventre, dans une émotion fantastique, de gros sanglots sont sortis, à tel point que j’ai dû m’arrêter » (p.42). Cet ouvrage sur la joie d’être grand-père est rarement cité. C’est dommage. Le livre évoque l’existence d’un site internet qui n’est plus actif. Je me suis demandé si l’association terragraphe ne pourrait pas rééditer ce livre avec ses contributions supplétives.

4) Christian Verrier

C’est avec cette idée en tête que j’ai cherché à joindre Christian Verrier (René Barbier est mort à la fin de l’été 2017). En vain. Je n’ai pas trouvé son adresse mail. Le 25 novembre, je fus surpris d’être l’un des réceptionnaires d’un mail annonçant l’édition d’un des « vieux » journaux de Verrier : journal d’un maitre de conférence débutant. Découvrir, transmettre, accompagner (Les Impliqués Éditeur, 2020).

Après avoir soigneusement lu ce journal, je me suis permis (le 11 décembre dernier) d’écrire à son auteur pour lui demander si la réédition de la joie d’être grand-père avait déjà été imaginée. Dès le lendemain, Christian Verrier m’a répondu qu’il s’interrogeait, un peu, sur la nature du contrat chez Edilivre, mais que, selon lui, une réédition (avec d’autres écrits) serait possible. Sur le thème de l’œuvre de René Barbier, il m’a aussi appris qu’« en mai il était prévu qu’on se réunisse à plusieurs pour envisager la meilleure façon de donner une suite aux travaux de René (il y a encore de nombreux textes non publiés), mais la coronavirus est venue tout annuler. ».

Christian Verrier est connu pour être un chercheur au profil atypique. Il fut conducteur de train à la SNCF avant de devenir à la fin du siècle dernier, maitre de conférence et l’un des spécialistes de l’autodidaxie et de l’histoire de l’éducation. Il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages. Il y a quinze ans, j’ai travaillé la lecture de son Autodidaxie et autodidactes, l’infini des possibles (Anthropos, 1999). Par la suite, j’ai seulement parcouru son livre collectif Le plaisir d’apprendre en ligne à l’université, implication et pédagogie (De Boeck, 2009 avec Sun Mi Kim) ainsi que son livre sur Jacques Ardoino, pédagogue au fil du temps (Téraèdre, 2010). En plus de ce livre sur la marche, j’ai commandé, récemment, deux autres livres de cet auteur : Chronologie de l’enseignement et de l’éducation en France, des origines à nos jours (Anthropos, 2001) De juré à condamné. Deux jours en cour d’assises, (L’Harmattan, 2018).

Christian Verrier fut le premier directeur de la licence en sciences de l’éducation dispensée en ligne à l’université de Paris VIII. De 2005 à 2006, j’ai suivi ce cursus. En plus de l’originalité des contenus proposés, j’avais été étonné par la grande disponibilité des professeurs. C’était incroyable. Nous échangions pratiquement quotidiennement avec Christian Verrier, donc, mais aussi, Jean Louis Legrand, Lucette Colin, Remi Hess, René Barbier…). J’ai appris, plus tard, que ces professeurs avaient renoncé à une partie de leur salaire pour permettre l’embauche de tuteurs qui accompagnaient plus particulièrement (au jour le jour, eux aussi) un groupe « classe » (le nôtre avait la chance d’être « coucouné » par Sun Mi Kim [autrice, notamment, du livre jeunes femmes asiatiques en France Conflit de valeurs ou métissage culturel [l’Harmattan, 2008]].

J’ai, bien sûr, évoqué ce souvenir de la licence dans le courriel que j’ai envoyé à Christian Verrier. [En lui envoyant une photo, car je n’étais pas certain qu’il ait mémorisé mon nom.]

Il m’a répondu que « le souvenir du travail dans la licence en ligne est encore très présent. S’achevant à l’été 1999, mon vieux journal maintenant publié n’évoque pas les premières expérimentations pour cette future licence, qui n’adviendront que l’année suivante, vers fin 2000. Ce fut, il me semble, une belle aventure, tant pédagogique, technique, qu’humaine [heureusement…]. Mais je ne sais si toutes les leçons en ont été tirées, en voyant tout ce qui se passe actuellement avec l’enseignement supérieur en ligne forcé par la Covid. Il est vrai qu’à l’époque nous n’avions pas à notre disposition les progrès techniques maintenant disponibles, malgré tout il me semble que s’est perdu, ou bien quelque peu oublié, un esprit pédagogique singulier, peut-être essentiel pour l’enseignement en ligne. Je ne sais pas trop, à voir plus attentivement… »

Concernant le livre Marcher, une expérience de soi dans le monde. Essai sur la marche écoformatrice, j’ai dit à Christian Verrier qu’après l’annonce de mon cancer des os, j’avais décidé d’arrêter toutes mes activités et que je m’étais complètement guéri [grâce, je le crois vraiment, à la pratique journalière de la marche nordique]. « Je viens de voir que tu as écrit sur ce sujet de la marche. Cela m’intéresse bigrement. J’aurai donc l’occasion de te relire prochainement ».

Dans sa réponse, Christian Verrier me dit : ce livre « est finalement celui que je préfère, je crois bien, avec son penchant pour l’autoformation existentielle, même si j’avais évité le plus possible que ce ne soit un livre universitaire, en cherchant un autre ton ».

5) Lecture à mi route : première impression

Un autre ton. Oui, je le confirme. J’ai lu la moitié du livre. J’ai déjà accumulé vingt pages de notation, dont une bonne partie de citation. Que puis-je faire de ces notes ? Ce livre de Verrier est un livre fait pour méditer en cheminant. Je me dis que lister, dans ce journal, ces citations, ce serait comme énumérer des lieu-dits qu’un marcheur a traversés sans raconter le mouvement de sa marche.

Verrier s’appuie sur sa double expérience de la marche : celle de la pratique [sept à huit-mille kilomètres parcourus en quarante ans], celle, aussi, de lectures d’auteurs souvent marcheurs eux-mêmes. La marche dont il est question dans ce livre est celle des champs plutôt que celle des villes. Elle est celle de l’effort solitaire, plutôt que celle des socialités forcées [marche en groupe]. Elle est celle qui est « à la portée de tous » [même si l’auteur, par son expérience, tend à évoquer la marche au long cours].

Trente-huit auteurs sont convoqués. Leur présence est légère. Les méditations des uns et des autres se mêlent autour de cinq regards sur la marche : l’espace, le temps, le corps, l’environnement, l’expérientiel. L’approche n’est pas vraiment au sens propre « multidisciplinaire » [comme on le dit dans le monde des sciences humaines] elle est, plus sobrement, multi-existentielle.

J’ai lu, jusqu’à hier matin, trois chapitres. Je ne veux pas me précipiter. J’aime me sentir l’invité privilégié de cette méditation à ciel ouvert entre marcheurs-écrivains. Dans les trois premières étapes de son livre, Verrier dialogue avec Gracq, Kerkeling, Lacarrière, Lamoure, Lanzmann, Le Breton, Lemonnier, Ollivier, Paccalet, Poussin [monsieur et madame] Solnit, Tesson, Thoreau. J’en oublie [cet homme, par exemple, qui a pris la route dès le premier jour de sa retraite]. Je suis resté assis sur les marches d’un petit édifice rural à les écouter. J’ai marché quelques pas avec eux.

Thoreau parle, ici, en son nom. Un peu plus loin, il est cité par un autre auteur. Untel prend la parole puis disparait, puis on le retrouve, en chemin, un peu plus loin. Toute ressemblance avec les conversations de « longue haleine » entre marcheurs n’est pas fortuite. Verrier mène délicatement la marche. Les auteurs prolongent son pas. Parfois, c’est le contraire.

La discussion n’est pas ontologique. Personne ne pinaille sur les termes utilisés. Elle n’est pas, non plus, dialectique : il n’y a pas de joute, pas de bataille idéologique. Sauf par jeux, personne ne cherche à dépasser l’autre. À peine quelques excès, quelques anecdotes viriles. Seuls les cœurs et les pieds parlent. La consonance domine. Verrier note dans son introduction, à ce sujet, « qu’il est tout à fait frappant, à côté d’une grande qualité d’écriture, de constater combien les thématiques abordées par leurs livres sont très souvent proches les unes des autres, parfois même identiques ». Le texte n’est pas, pour autant, “cotonneux”. Dans ce livre sur ces allants de soi, rien ne va de soi : les méditations des uns [comme des autres, donc] font d’abord entendre les résonances des pas sous la pluie, la canicule, la douleur, l’ennui, l’effroi.

Souvent proche. Moi aussi. J’ai souvent marqué une pause après chaque page lue pour écrire des phrases à mon goût. Puis, en reprenant la lecture, je fus, à plusieurs reprises, surpris de lire des idées que je venais juste d’entrevoir. Sens de la marche ? Passage obligé ? L’auteur ayant pris de l’avance, j’ai aussi vécu la surprise du cheminement. Je n’ai pas vu arriver, par exemple, une méditation de Verrier sur « la logique trans- générationnelle du voyage dans l’espace ». J’aurais pu l’anticiper, depuis le temps que je cogite sur la technique en marchant. La socialité de la marche, même solitaire, s’inscrit dans une épaisseur techno-historique. Le chemin est bien un outil technique que des marcheurs se sont transmis de génération en génération. Le chemin est bien l’un des rares outils que l’on peut saisir aujourd’hui dans le quasi même état que lorsqu’il fut forgé à petits pas.

J’ai aimé lire le début de ce livre sur la marche [ou plutôt sur le « marcher »] assis dans mon canapé. Ce fut, peut-être, l’un des plus agréables moments de lecture que j’ai connu ces dernières années. Sa tonalité est calme. Je ne sais pas trop comment la décrire. Elle tient à l’écart l’apriori et l’apostériori, elle tient à l’écart les routes totalement tracées et totalement imaginées. Elle suit, peut-être, tout simplement, la tonalité de la marche.

Les phrases du cœur du texte se déploient comme le long de longs sentiers. Elles semblent ne pas vouloir se conclure. Elles semblent dire que leur dernier mot a moins d’importance que ce qui les a fait cheminer en cours de route. À mi-route de l’ouvrage, mes yeux ont parcouru ces phrases en suivant ce même cheminement du regard que celui du marcheur décrit par Verrier dont « L’œil court au loin, très loin, au-dessus des ondoiements du terrain, rien ne semble susceptible de l’arrêter, si ce n’est la limite de l’acuité visuelle. Cet espace-là, qu’on peut trouver ailleurs, déserts jaunes ou blancs, pourrait ne pas avoir de fin, s’étendre encore et encore. Pourtant il en aura une, il s’arrêtera, bloqué par la barre rocheuse, la vertèbre dressée d’une cordillère, qui reconfigureront l’horizontal en autre chose, ou, encore, bloqué, tout au bout, par l’océan, fin de l’espace terrestre, ouvrant sur un autre espace mouvant, liquide, scintillant. »

Je l’ai dit à Anne : j’ai hâte de reprendre la route.

Bertrand Crépeau Bironneau

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Passionnant. A la fois ton commentaire et ce qu’on imagine de l’ouvrage de Verrier que j’ai eu la chance de rencontrer une ou deux fois. Il nous avait raconté son aventure de la grève quand il bossait à la SNCF, je ne sais plus en quelle année qui est le sujet de son livre : »Poser le sac » que j’ai, je crois. Il nous avait dit que le fait d’écrire un journal de la grève combiné à la lecture des journaux (là je veux dire Libé, le monde, etc..) et aux discussions avec les différents acteurs de cette grève (ces lectures et ces discussions étaient justement avec ses propres pensées sur les événements, la matière analysée dans son journal), aiguisait sa compréhension, lui donnait une vue d’ensemble et du coup, il avait souvent un train d’avance (ce qui est le comble pour un cheminot) y compris sur les patrons dont il pouvait fréquement anticiper et déjouer les réactions … Donc tu as raison, le journal si on met la barre des contraintes trop haut comme Amiel devient fastidieux et le contraire d’utile. Par contre s’il est utilisé de manière souple en particulier dans les moments instituants, « chauds » comme dit Remi Hess; est une aide pour notre intelligence et pour mieux comprendre et appréhender dans l’action, la complexité du monde.