Fabrication du livre « pourquoi terragraphe ? »
Dimanche 31 octobre 2021
Je travaille, depuis plusieurs semaines, la mise en forme d’un livre réunissant ce journal terreau ainsi que quelques documents annexes. J’attends de recevoir, par la poste, un quatrième essai de mise en page. Pour le premier essai, j’ai choisi un imprimeur d’un département proche. Constatant qu’il était la filiale d’une entreprise située aux Pays-Bas, j’ai opté pour l’éditeur en ligne Colibri. Sa plateforme est assez pratique. Elle a l’avantage de proposer un format A5 simple à concevoir avec un logiciel Word. Pour le second essai (colibri, donc) j’ai trouvé que la mise en forme était trop lâche. J’ai supprimé, pour le troisième essai, les espaces entre les paragraphes et réduit la taille de la police Garamont d’un demi-point. À 11,5, le texte reste largement lisible. Pour la quatrième maquette, j’ai modifié l’image de la couverture et augmenté le nombre de documents annexes. Je devrais la recevoir cette semaine. Je sais déjà que j’en fabriquerai une cinquième, car il manque cette conclusion que je suis en train d’écrire. J’hésite, aussi, entre le retrait de certaines annexes et la tentation d’adjoindre tous les documents déposés sur le site terragraphe. La première option, beaucoup moins onéreuse a, ces jours-ci, ma préférence.
Grâce à la réception de ces premières maquettes, j’ai pu tenir en main ce journal terreau qui n’était accessible qu’à travers mon écran d’ordinateur. J’ai aimé pouvoir feuilleter et sentir les pages de ce livre. Je l’ai parcouru de-ci de-là. De ces premières pages et de quelques autres, je n’ai pas compris grand-chose. Le journal semble avoir des trous. J’ai dû supposer, en l’écrivant, que ce que je taisais allait de soi. Autre supposition, j’ai craint de « lasser » le lecteur que je deviendrai un jour. Peut-être, ai-je, aussi, voulu être congruent : peu bavard, je n’ai, dans ces endroits, probablement pas cherché à écrire beaucoup plus que ce que je parvenais à raconter à mon entourage à propos de ce projet terragraphe.
Je me suis attardé sur quelques autres pages avec un intérêt plus positif. J’avais, notamment, oublié celles écrites sur un livre d’Augustin Berque. L’attrait de leur lecture me donne envie de les prolonger. Des traits d’humour ou de poésie m’ont diverti, mais j’ai surtout apprécié leur visible effacement au fil des pages. Ainsi, un sentiment agréable domine. Je viens de sentir l’étrange magie de la lecture de tout journal de bord : si certains passages m’ont déplu, l’ensemble m’a enthousiasmé.
Pourquoi terragraphe ? Ce journal a pour fil rouge et pour titre ce questionnement. La marque « Terragraphe » y est questionnée à la fois comme une idée de recherche et comme une activité d’édition. Un temps, j’ai pensé lui attribuer le sous-titre de journal d’une recherche-action. Je préfère, à présent, celui de topo-journal-superficiel. L’expression heurte certainement l’oreille. La brièveté de l’écriture du topo contredit la continuité de celle du journal. Et lorsque l’on découvre le mot superficiel, on se demande s’il n’est pas en trop. Un topo n’est-il pas, par nature, superficiel ? Un journal n’est-il pas tout sauf superficiel ? Quelque chose ne va pas dans ce sous-titre qui mêle contradiction, tautologie et non-sens.
Le sous-titre répond peut-être à son titre. Pourquoi terragraphe ? Pour montrer que l’on peut tenir des journaux de terrain qui n’explorent ni la « profondeur » ni le « surplomb », mais le terrestre, le superficiel, l’épidermique. Voilà pour l’intention. Qu’en est-il du résultat ? Après avoir lu ce journal, je me dis que j’y suis parvenu ou plutôt que le journal y est parvenu malgré moi. Il m’a fait, ponctuellement, cartographier quelques points-clés — et éditer en ligne quelques textes — tout en m’aidant, assidument à les oublier et à les brouiller. Rien de très nouveau concernant la pratique du journal de recherche[1][1] sauf cette impression que je viens de lire, ici, non pas un véritable journal, mais une superposition de topos (impliqués) déposés en pointillé sur la superficie d’un site Web.
La lumière des fleurs – Terragraphie originale sur toile, 2004, Guillaume Cornelis van Beverloo alias Corneille.
C’est cette superposition que j’ai trouvée enthousiasmante. Elle pourrait presque illustrer — à l’image de ces peintures israéliennes (notamment) qui superposent des sables colorés selon le procédé terragraphique — une écriture à la fois impliquée et superficielle, une écriture de recherche qu’il faudrait donc nommer de la même façon.
Mardi 2 novembre 2021
Pourquoi terragraphe ? Le premier confinement de mars 2020 déclencha simultanément la tenue de ces journaux topo et celle du site terragraphe.org. L’association avait été créée six mois auparavant. Avant de devenir le thème d’un questionnement, ce dispositif terragraphe avait été la réponse à cinq années de cogitation. En 2015, ma santé m’ayant obligé à quitter le train-train de l’activité professionnelle, j’avais dû sauver ma peau en décidant de rester sur le quai ou plus précisément sur le sol d’une fermette sarthoise. À partir de 2015 (dès 2014 en fait) je me suis appliqué à tenir des journaux de bord sur mes nouveaux terrains de subsistance que je trouvais à la fois plus vastes et moins humains que ceux qui m’avaient fait « toucher » (les trente années précédentes) de plus ou moins généreux salaires : des centres d’éducation citadins et urbains, un institut de formation régional, une université.
Ma vaste fermette, mon village, mon canton, mon « pays » (au sens de la loi Voynet) me semblaient peuplés par autre chose que seulement des « humains » : ceux-là même que mes anciens lieux d’activité affectionnaient tant de placer au « centre ». Ce n’était pas une découverte. Trente années auparavant, je m’étais formé pour mettre au centre de mon activité professionnelle des plantes, des jardins, des paysages, des terreaux. Travailleur de la terre, j’avais appris à faire avec la superficie des peuplements multiples. Travailleur social, je n’ai — par la suite — jamais perdu de vue que le socius n’est pas l’équivalent de ce qu’on nomme la société. Travailleur social, je fus d’abord un travailleur du terrestre (et pas seulement lorsque je faisais l’éducateur de rue). Pour des raisons évoquées dans le chapitre latourien (topo 19) il m’a fallu subir un cantonnement pour m’autoriser à remettre à plat cette intuition socio superficielle.
Cette expérience de cantonnement me fit chercher une manière nouvelle de me repérer. Dans ma pratique de diariste, j’ai cherché à faire parler mes terres et à faire taire mes « termes ». La lecture de ce journal terreau me montre qu’il ne fut pas facile d’écrire un peu plus qu’un topographe et un peu moins qu’un ethnographe. Ce journal explore le terrain de la recherche, le terrain de la fabrication de quelques livres ou de quelques conférences. Il ne me fut pas simple de faire parler ce type de terrain. Le journal montre, ici et là, le terrain d’où j’écris ce journal. Il montre aussi des images de livres, il cite des adresses Internet, des villes d’édition et même l’adresse d’un auteur, rue Marcadet. C’est à peu près tout. À défaut de partager l’expérience terragraphique, je me dis que les pages de ce journal terreau en brodent l’espérance. C’est un bon début. C’est peut-être aussi une fin en soi.
C’est cette espérance, cet optatif qui me poussa à créer en 2019 l’association terragraphe. En mars 2020, lorsque mes compatriotes furent à leur tour cantonnés, c’est lui, aussi, qui me permit de me sentir l’âme d’un thérapeute géographe. Je lançai un concours des graphes libres pour inciter les gens de mon canton à penser et panser la superficie de leur territoire et de leur peau cantonnés. Certains de mes proches souffrant, depuis quelques années, de solastalgie -cette éco-anxiété due à la conscience aigüe de l’étroitesse du terrestre – je me disais que le rétrécissement de nos espaces de vies généraliserait ce tourment avant-gardiste et qu’il fallait faire œuvre de prévention. À défaut d’avoir su comment conseiller à ces proches la tenue d’un journal du terrestre, j’ai trouvé facile de proposer aux gens de mon canton, ce petit concours de dessins et de textes courts. La presse locale s’en fit immédiatement l’écho. Je ne comptais pas tant sur la réception de contributions que sur l’effet qu’une telle annonce pouvait donner à quelques lecteurs. C’était assez prétentieux, mais je me disais que deux ou trois lecteurs de mon canton pourraient se dire grâce à cette annonce : « tiens, oui, si je me mettais à écrire ou à dessiner à propos de ce confinement !». Je lançai ce petit concours en tant qu’élu local. Ceci interrogea au moins deux personnes de mon entourage : le maire du village et un ami psychologue considérèrent, en effet, chacun à leur niveau, que cet appel à l’écriture impliquée ne devait pas concerner la sphère publique. L’écriture non-artistique à leurs yeux, se devait d’être soit une écriture administrative, soit une écriture thérapeutique. Ils relayaient, tous les deux, ce bon sens que j’aurais pu défendre, il y a encore quelques années : l’utilisation de l’écriture réflexive permet de créer une distance entre ce qui nous tombe réellement dessus et ce que nous sommes en dessous authentiquement. Sauf que voilà, à mes yeux de jeune terragraphe, je me sentais peu en phase avec cette injonction bien moderne qui incite à la « prise de recul » à la distanciation vis-à-vis du « moi » et du « monde », de la subjectivité et de l’objectivité, du cheminement et du chemin.
Le premier magistrat du village ayant exigé l’arrêt de ce petit concours, je dus le rapatrier sur le site terragraphe.org (que je venais juste de créer suite à la censure d’un extrait de mon journal de campagne électorale par mes propres colistiers). Cette migration fit connaitre localement ce site Web. Cela me paraissait bien prématuré au regard de ce qu’il pouvait proposer : pas grand-chose, juste quelques superbes photos de routes offertes par Joseph et Samantha (comme un prélude avant la mise en route du site). Ce site invitant, à présent les internautes du coin à écrire leurs implications de « cantonnés », je me suis senti contraint de montrer l’exemple. Montrer mes tentatives d’écriture impliquée, c’est ce que j’avais pris l’habitude de faire en tant que chargé de cours et formateur et c’est ce que m’avait appris Remi Hess, quelques années plus tôt, lorsque j’étais étudiant.
C’est avec cette auto-contrainte que j’ai démarré ce journal terreau. Les quatre premiers mois, j’ai déposé sur le site, quatorze topos (presque un topo par semaine). Les douze mois suivants (de juillet 2020 à juillet 2021), les dépôts se sont raréfiés (six topos seulement).
Vendredi 05 novembre 2021
Je viens d’interroger les statistiques Word. Le journal compte près de 300 000 caractères, espace compris. En format Times Roman 12, interligne 1,5, cela correspond à 130 pages. C’est un journal de taille moyenne. Il est subdivisé en 20 topos pour 180 paragraphes. J’ai composé une table des matières qui ne dit rien des paragraphes parfois sous-titrés dans le texte. Je n’ai pas encore constitué d’index, car je n’ai pas réussi à comprendre comment je réussissais, autrefois, à créer plusieurs index dans Word.
Que dire sur ces 20 topos ? Les deux premiers me permettent d’évoquer quelques implications. C’est assez timide, mais il me fallait bien me faire la main. Issu d’une région rurale et du courant moderne des sciences humaines, j’essaie d’annoncer avec diplomatie que je vais me comporter, dans ce nouveau journal, comme un traitre vis-à-vis de ces deux appartenances (et, donc, avec quelques lecteurs). Le topo 2 propose un paragraphe sur les bureaux de la Sécurité sociale qui ressemble à ce que j’aimerais développer en tant que terragraphe. Dans le topo 3, je m’amuse avec la notion de barrière que le premier confinement renforce et discrédite. Le quatrième topo propose un conte footballistique. Je note que les résumés disparaissent à partir du cinquième topo : le journal démarre peut-être vraiment. J’aime y citer Thoreau qui voit en tout homme un génie, s’il sait voyager dans son village natal. Je fais un premier point d’étape (topo 6) en m’interrogeant sur le pourquoi de terragraphe ? Je me souviens avoir fabriqué le septième topo avec l’idée de commenter le livre d’Henri Lefebvre, la production de l’espace. Je m’attarde, en fait, sur une seule de ses idées, mais elle me parait d’actualité : le côté brouillon et brouillé de l’espace. Dans le huitième topo, j’envie la capacité de mes ânes à tracer des courbes dans leur prairie et comme en écho, Remi Hess annonce ainsi l’existence de terragraphe sur sa page Facebook : « terragraphe de tous pays unissons nous ! » Le neuvième topo introduit un basculement dans l’écriture du journal. Celui-ci réagit un peu moins à l’actualité et un peu plus à des livres ou des auteurs. 2 topos sont consacrés à Isabelle Stengers, 2 à Augustin Berques, 1 à Yves Lacoste, 1 à Claude Raffestin, 3 à Jean Hugues Barthélémy, 1 à Christian Verrier, 1 à Bruno Latour et 1 à Yves Citton. L’écriture de ces topos me semblant plus dense, je ne vois pas comment je pourrais, cet après-midi, les résumer dans cette conclusion. Peut-être me faudrait-il d’abord composer un index notionnel. Je vais me repencher sur les possibilités de mon logiciel Word.
J’ai reçu, ce matin, la quatrième version de mise en page du livre. Je suis tenté par l’idée d’agrandir le nombre des annexes notamment en y ajoutant le reste du carnet sens. Il me parait important d’insister sur le fait que le terragraphe s’intéressant au superficiel n’a pas à choisir entre écrire sur l’espace ou le sensible, le paysage ou la peau. Cela est peut-être d’autant plus vrai lorsque celui-ci fait partie d’une lignée d’humains qui se sont nommés de génération en génération craie-peau.
Pourquoi terragraphe ? J’espère que ce livre répond d’une façon superficielle et inauthentique à cette question. J’espère qu’il m’aidera à instaurer une recherche sur la tortue-écriture de la superficie.
[1][1] Pratiquer le journal de recherche, Remi Hess, Augustin Mutuale, Bertrand Crépeau, Chroniques sociales, Lyon, 2021
Bertrand Crépeau Bironneau
Parution : début 2022