Pluribioses & pluribiotes
Mon compte en banque et mon temps de lecture n’étant pas très cossus ces temps-ci, j’hésite, depuis plusieurs jours, à acheter le livre de l’anthropologue des sciences Charlotte Brives : Face à l’antibiorésistance. Une écologie politique des microbes (Paris, éditions Amsterdam, 2022, 22 euros). Ce matin, je me suis décidé, tout de même, à écouter une des conférences que cette autrice a proposée il y a trois ans lors d’un séminaire interdisciplinaire « penser la pandémie ». Sa communication avait alors pour titre : Pluribiose, vivre avec les virus. Mais comment ? » (12/11/2020).
J’ai trouvé le propos passionnant. La chercheuse s’appuie sur l’usage technique des virus phages dans le traitement de certaines infections bactériennes pour montrer combien il est prétentieux (je résume à grands traits) « d’essentialiser » ces entités, de « systématiser » leurs relations et de «généraliser » (ou « d’ignorer », ce qui est un peu la même chose) le cadre territorial* dans lequel s’épanouiraient ces soi-disant « essences » et « systèmes »…
(* Cette dimension territoriale m’a particulièrement intéressé. Dans son exposé, Charlotte Brives rapporte cette illustration : une patiente atteinte par une bactérie virulente n’a pu être soignée que grâce à un laboratoire suisse situé à proximité de cette interaction bactériohumaine. Celui-ci fut, en effet, le seul d’Europe à trouver dans ses eaux riches (en microbes) un virus phage capable d’entrer, lui aussi, en interaction avec cette bactérie).
Selon la chercheuse, on peut distinguer deux modèles d’utilisation des virus thérapeutiques. Un modèle « prêt à porter » qui propose par exemple l’emploi systématique de trois virus bactériophages pour couvrir un spectre large). 2) Un modèle « sur mesure » qui prend notamment plus en compte, si j’ai bien compris, l’une des deux voies de la reproduction virale (le cycle lysogénique). Si le premier modèle vise une production de masse, le second occasionne la production de savoirs « situés ». Tandis que le premier modèle suppose le maintien des infrastructures capitalistiques (celles qui ont occasionné l’accélération planétaire des antibio-résistances, notamment), le second suppose une tout autre infrastructure philosophique que le cadre de l’exposé (et/ou mon niveau de compréhension) ne me permet pas de bien saisir ce matin.
Ce que je comprends, c’est que ce modèle tente de prendre en compte ce que Charlotte Brives nomme les « micros-géos-histoires » qui caractérisent, au cas par cas, l’enchevêtrement (dramatiquement situé) qui embarque dans une même histoire, humains, bactéries et virus phages.
Charlotte Brives propose de nommer « pluribiose » cet « enchevêtrement multispectre de relation qui voit s’engager des entités toujours en devenir ». Nous conceenant, on trouverait la trace de cet enchevêtrement dans au moins 5 à 8 % de notre génome humain (certaines caractéristiques du placenta seraient dues, par exemple, à l’intégration d’une lignée de virus dans la lignée humaine). « Une longue sédimentation d’expérience relationnelle » tracerait ainsi nos vies. (Brives évoque aussi la notion d’« archives relationnelles). C’est assez vertigineux.
Comment faire face à ce type de connaissance au quotidien, pas seulement lorsque l’on est chargé de trouver, en tant que laborantin (ou d’espérer en tant que patient) un phage thérapeutique ?
Comment prendre en compte cette micro-information sur ces « mirco géo-co-existences » accélérées (je ne crois pas que l’auteur utilise cette expression) ? Dois-je definitivement apprendre à vivre sans ce paradigme de l’entité biologique vivant en quasi-indépendance dans un arrière-plan quasi figé ? Puis-je continuer à ignorer que la « lenteur » des multiples enchevêtrements de mon quotidien de vertébré, me faisait, tout de même (malgré mes critiques envers lui), accepter jusqu’à cette lecture, ce paradigme ? Dois-je, alors, basculer dans une autre politique de l’existence ?
C’est dans cette expectative que je reste plongé, là en ce moment, quelques minutes après avoir écouté cette conférence…
Celle-ci a été prononcée en novembre 2020. Au début de son exposé, Charlotte Brives fait une rapide critique de la formulation « nous sommes en guerre ! » prononcée par Macron ». Plus loin, elle critique la prédominance dans le champ médical d’un vocabulaire « genré » (le terme immunologie est, lui aussi, l’objet d’une critique). Pour en savoir plus, il me faudrait probablement me procurer son livre de 2022
Vendredi 17 novembre 2023
11 h,
Je n’ai toujours pas commandé le livre de Charlotte Brives, mais je viens de lire dans la revue terrestres, une lecture d’Isabelle Stengers sur ce livre : Penser et agir avec les microbes (oct.23).
Le texte est dense. Je retiens ce matin que Stengers voit les enchevêtrements de pluribioses comme des « agencements » au sens Deleuzien-Guttarien. Ces pluribioses désigneraient, en effet, selon la philosophe, des co-fonctionnements plutôt que des « fonctions » (les agencements de pluribioses désignant « ce qui existe effectivement, et pas la manière dont nous les comprenons… »). Ce terme « d’agencement » permet à Stengers de repousser l’idée que ces pluribioses pourraient faire l’objet d’une modélisation de type écosystémique « où chaque composant se [verrait] attribuer des relations fonctionnelles avec les autres. » Si modèle y devait avoir, celui d’Haraway relatif aux « espèces compagnes » [qui se co-produisent par des co-évolutions permanentes] conviendrait mieux aux yeux de Stengers. Les virus « mangeurs » de bactéries étant capables de bien « d’autres » relations avec leurs « hôtes », le potentiel fonctionnel de ces pluribioses microbiennes lui parait, en résumé, bien plus « inimaginable » que « modélisable ».
Stengers veut montrer, il me semble, que cette imagination [ou disons cette perspective d’exploration] à propos du devenir des pluribioses est virulemment discréditée [et même « éradiquée ou réduite à la clandestinité »] par les infrastructures « des milieux capitalo -anthropisés ». Elle souhaite, ainsi, nous dire qu’il ne s’agit pas, pour nous humains de simplement revendiquer [« célébrer »] notre appartenance à ces pluribioses aux potentiels inimaginables, il nous faut aussi « résister à l’emprise de ces infrastructures » qui, en prétendant nous garantir une « liberté hors-sol », modélisent notre conversation intime avec le vivant : « il faut bien… », « mais on ne peut tout de même pas… ».
Comment faire pour résister politiquement à cette modélisation ? Paraphrasant Marx, Stengers conclut son article avec cette suggestion : « il s’agit moins d’interpréter un monde sous le signe de la pluribiose, que de le transformer ». Dans le cas où nous souhaiterions redevenir « terrestre », Isabelle Stengers nous invite à redevenir, en clair, des « pluribiotes », des êtres politiques capables de « fabriquer des modes de rencontre et des agencements » aux potentiels pas tout à fait imaginables.
Bertrand Crépeau Bironneau