Isabelle Stengers 2020 (2)
Isabelle Stengers réactiver le sens commun, lecture de Whitehead en temps de débâcle, les empêcheurs de penser en rond, la Découverte, 2020
Vendredi 22 mai 2020
Présentation de Stengers et Whitehead
17 h 48 : voici ce que Wikipédia écrit sur Stengers et Whitehead
Isabelle Stengers, née en 1949 à Bruxelles, est une philosophe et scientifique belge, spécialiste de la philosophie des sciences et de la pensée du philosophe, logicien et mathématicien britannique Alfred North Whitehead. Inspirée par la pensée de Félix Guattari et de Donna Haraway, elle développe une conception constructiviste du savoir scientifique et une écologie des pratiques attentives aux phénomènes d’interdépendance dans le monde vivant.
Alfred North Whitehead, né le 15 février 1861 à Ramsgate et mort le 30 décembre 1947 à Cambridge (Massachusetts), est un philosophe, logicien et mathématicien britannique. Il est le fondateur de l’école philosophique connue sous le nom de la philosophie du processus, un courant influent dans toute une série de disciplines : l’écologie, la théologie, l’éducation, la physique, la biologie, l’économie et la psychologie.
Choix subjectif des outils objectifs
23 h : je me suis attardé, un peu par hasard, sur ce diagramme qui prend en compte le nombre d’articles produits dans chaque famille de disciplines scientifiques en Chine, aux USA, au Japon et en France.
À vrai dire, je ne sais pas quels sont les liens que l’on peut repérer entre ces terrains étatiques et leurs préférences scientifiques. Les terrains et les choix disciplinaires semblent liés, un peu comme en amour, par une association plutôt mystérieuse (dites-moi, cher terrain, quelles pensées vous chérissez, et je vous dirai qui vous êtes ?).
Si l’on donne du crédit à cette étude, on peut lire « en creux » les façons de penser que chaque terrain néglige ou délaisse (comme en désamour). Par exemple, le terrain nommé « France » chérit avec peu d’engouement les disciplines liées à l’« humain » et au « social », le terrain nommé « États-Unis » est lui, peu doué en amour, vis-à-vis du médical et de l’écologie.
Comme aurait pu le dire Georges Devereux, mener une recherche avec des disciplines restreintes, revient « au même » que de ne pas mener de recherche du tout.
La manière dont on choisit et agence ces différents outils et disciplines n’est jamais neutre. Elle est nécessairement située politiquement, culturellement, etc.
Samedi 23 mai 2020
Faire parler des signes (un signe d’animisme)
7 h : Les publications écrites sont cruciales dans l’activité scientifique (a-t-on jamais autant parlé dans l’espace public de ces publications ? C’est une des questions posées par David Demortain et Pierre-Benoît Joly dans leur article Urgence thérapeutique, controverses et production de la preuve dans l’espace public – à propos de l’hydroxychloroquine [18 mai 20, AOC]).
Le recours à l’objectivité nécessite le recours et même le secours des signes, de l’écriture. Ce secours est-il vraiment rationnel ? Ne sommes-nous pas « en plein » dans la pensée magique lorsque nous faisons parler, ainsi, des signes ? Stenger cite, sur ce point, un extrait du livre de David Abram (1996) qu’elle a traduit en 2013, comment la terre s’est tue :
« C’est une forme d’animisme que nous considérons comme allant de soi, mais ce n’en est pas moins de l’animisme — aussi mystérieux qu’une pierre qui parle. Et, en fait, c’est seulement lorsqu’une culture déplace sa participation vers ces lettres imprimées que les pierres se taisent. C’est seulement lorsque nos sens transfèrent leur magie vivifiante aux mots écrits que les arbres deviennent silencieux et les autres animaux, bêtes »
Dimanche 24 mai 20
J’ai retiré le slogan du bandeau du site Terragraphe quelques terres à graphes, quelques graphes à ne pas taire. Je le remplacerai, peut-être, par quelques terrains décrits, quelques écrits de terrain. Après quelques semaines d’ouverture de ce site, les descriptions de terrains sont encore timides. Mais, à ce rythme, dans quelques années, le site deviendra une sorte de petite encyclopédie Wikipédia rassemblant des graphes, oui, qui pied de là.
Il y a un thème de ma lecture du livre de Stenger que j’aimerai creuser. Cela concerne la distinction qu’elle suggère (sans nettement l’approfondir) entre la conscience discursive, critique et réflexive.
La conscience discursive
La conscience discursive (ou non intuitive) fait appel aux lois de l’abstraction générale (c’est-à-dire au raisonnement déductif) pour décrire objectivement un fait. De son côté, la conscience critique s’appuie sur l’irréductibilité de l’expérience (qui sollicite plutôt le raisonnement inductif) pour dénoncer ce que la pensée discursive a oublié de prendre en compte. La conscience réflexive cherche, pour sa part, à éprouver « la pensée » elle-même telle qu’elle se comporte dans son milieu lui-même (ce qui la conduit à emprunter un raisonnement mixte, transductif).
Ces trois consciences combinent et se combinent (plus ou moins en douce). Leur combinaison peut être décrite dialectiquement (discursivité universelle, critique particulière, réflexivité singulière), ou transductivement (une conscience du milieu [transductive] se déphasant, de proche en proche, pour devenir, à l’extrême, soit une conscience entièrement objectivée [déductive], soit une conscience entièrement subjectivée [inductive]).
Chaque type de conscience est risquée. La conscience discursive risque de nous faire choisir une loi d’abstraction générale inadéquate, la conscience critique, de nous enfermer dans un détail. La conscience réflexive risque, elle, de nous éprouver (et d’éprouver le milieu) profondément.
Dans son ouvrage, Stengers utilise la métaphysique de Whitehead pour méditer « le pouvoir prédateur que la modernité a conféré à son mode d’abstraction » (c’est-à-dire discursif, non intuitif, déductif). Pour autant, elle ne propose pas de privilégier, contre cette modalité de conscience, les deux autres types de conscience « critique » ou « réflexive », ou en tout cas, pas d’une manière idéalisée.
En effet, chacune de ces autres modalités de conscience peut imiter la conscience non intuitive qu’elle imagine pourtant critiquer ou « réfléchir » (voire, miroiter). Elles peuvent, toutes les deux, viser un hors-sol, une finitude, une autorité que la conscience déductive a, au moins, le mérite d’assumer ouvertement.
La conscience critique
La conscience critique est particulièrement mise en scène par l’activité militante. Cette activité lutte, en effet typiquement, contre l’emprise et la prédation du savoir objectif qui se revendique comme légitime (un savoir-faire étatique par exemple). Mais c’est une lutte qui peut, aussi, typiquement, mimer ce qu’elle est censée rejeter. Il se peut, comme le note Stengers, que des collectifs de militants revendiquent « la légitimité du “concret” face à l’usurpation de l’abstrait ». Le concret est alors tellement idéalisé que ces militants « troquent » simplement une emprise prédatrice pour une autre. Pour se prémunir d’un tel risque, Stengers rappelle que la force propre des activistes est (précisément) d’accepter l’épreuve de la question :
« Comment ne pas ressembler à l’ennemi ? » Ce qui implique : « Comment ne pas attribuer à une vérité que l’on dira concrète le pouvoir de mobiliser, tous unis à la manière de bons petits soldats ? » Comment, en d’autres termes, faire du « nous » qui lutte non ce qui est réuni par un savoir enfin véridique, mais ce qui se tisse et s’enchevêtre à mesure que se discernent les interdépendances entre raisons de résister. »
Pour Stengers « la philosophie de Whitehead n’est pas militante (retour à l’expérience !), mais activiste au sens où elle active ce que peuvent si facilement faire taire nos modes d’abstraction ». Cette distinction entre une conscience militante et activiste offre une perspective qui m’intéresse. Je pouvais imaginer avant de lire cette phrase, n’être ni l’un ni l’autre. Ou plutôt, ne pas être du second type à défaut d’être du premier. La conscience critique risquant de faire de moi un militant autoritaire, je préférais la taire. Je peux me dire, à présent, en regardant mon parcours professionnel d’éducateur (notamment) que je n’ai cessé d’être un activiste. J’ai « bel et bien » porté cette conscience critique. J’ai « bel et bien » porté ces forces instituantes qui visent, un devenir plutôt qu’un avenir, une mise en paysage (via l’enchevêtrement de nos handicaps), plutôt qu’un paysage déjà pensé par avance. À rebours, je me dis, aujourd’hui, que les militants qui m’ont reproché, tout au long de ma carrière, de ne pas adhérer à leurs mouvements, étaient vraiment des « salauds » au sens qu’utilise Sartre en 1938.
Aujourd’hui, l’association Terragraphe est probablement plus activiste que militante. Son intention n’est pas que la pratique de l’écriture de terrain devienne la Solution pour penser et agir en temps de débâcle. Elle espère, plutôt, que sa mise en paysage de quelques textes (liés à quelques terrains) empêche quelques furies (individuelles, organisationnelles, institutionnelles) de faire taire cette symbiose possible entre ces terres et ces graphes.
La conscience réflexive
En ce qui concerne la conscience réflexive, Stengers se montre aussi prudente quant à sa capacité à proposer une alternative face à l’autorité de la conscience objective. La conscience réflexive peut « se prendre » pour la conscience universelle. Elle peut courir après « une vérité sans attache, hors sol, hors milieu ». Elle peut se chercher partout. Et, elle peut le faire, en refusant de croire que sa recherche lui apporte, un jour, la moindre conscience critique ou objective. Elle peut, ainsi, devenir une conscience qui entretient le deuil de la prise de conscience. Comme l’écrit joliment Stengers, la conscience réflexive est, alors, portée par « l’idéal mélancolique de ce à quoi elle renonce ».
Si l’activité militante convoque spécifiquement la conscience critique, je me dis que l’activité thérapeutique se marie, elle, aisément avec la conscience réflexive. Je songe à ces patients qui se cherchent partout, allant d’un outil ou d’un paradigme thérapeutique à l’autre. Ils visent continuellement l’idéal d’un travail « sur soi » qui leur permettrait de prendre conscience, objectivement, d’eux-mêmes tout en se rendant malade de ne pouvoir y parvenir.
La conscience réflexive et la conscience critique peuvent, donc, nous empêcher de vivre l’aventure de la mise en paysage de l’enchevêtrement des consciences (objectives, subjectives, réflexives). Notre problème n’est pas de savoir comment revenir en arrière, avant notre entrée dans la pensée de la modernité. Celle-ci a eu lieu. Et les consciences alternatives ne peuvent pas se poser, sans la supposer. Pour Whitehead ou pour Stengers (je ne sais pas distinguer ces deux auteurs) « l’homme ayant goûté au fruit défendu » son problème n’est pas « de limiter, museler, domestiquer » ses abstractions prédatrices, mais « de les problématiser, de les mettre positivement en problème ». Ainsi, « le système de Whitehead vise à éveiller le sens de la “solennité du monde”, à déployer les aspects de l’existence non comme des parties, discriminables isolément, mais comme participant à cette solennité »
Écrire l’insistance sourde
L’appel de Terragraphe aux contributions écrites, n’est ni un appel à l’expression d’un contenu militant pensé par avance ni un appel à l’expression de trouvailles sur soi. « Que du contraire » (c’est une expression bizarre de Stengers que je me permets d’utiliser ici), le dispositif Terragraphe semble être, plutôt, un appel à notre sensationnelle (et solennelle) difficulté « de mettre en mots » les terrains que l’on veut conscientiser, tant les mots qu’ils requièrent, dès qu’ils sont définis semblent s’entre-exclure. »
C’est vraiment très problématique d’écrire sur un terrain où l’on est impliqué. On « en » sait beaucoup et des pensées furieuses (parfois les nôtres) nous font « beaucoup » comprendre que l’on « n’en » sait rien. Cherchant à prendre la mesure de nos terrains d’existence, on sent que l’on peut tout écrire, mais que tout nous y interdit. Cela ne nous empêche pourtant pas de ruminer sur lui. Comme l’écrit Stengers, cette rumination a le « caractère d’un “oui, mais”, ou d’une insistance sourde ». Je veux croire que le dispositif Terragraphe contribue à ne pas faire taire cette rumination. Je veux croire qu’une écriture brouillonne sur nos terrains brouillés nous aide à refuser de « vider de son sens, ce que pourtant nous savons », même si la pensée furieuse nous affirme « que nous n’en avons pas le droit ».
Note : les phrases citées entre guillemets et non renseignées sont toutes extraites de : Isabelle Stengers Réactiver le sens commun, lecture de Whitehead en temps de débâcle, les empêcheurs de penser en rond, la Découverte, 2020