Écrire comme un âne

ÉCRIRE COMME UN ÂNE

Mardi 12 mai 2020

Taper

J’ai déposé lundi dernier le septième « opus » de ce journal terreau sur le site terragraphe. J’ai pensé que cela pouvait être le dernier. Anne a corrigé les fautes de frappe. Elle m’a dit qu’elle avait aimé le lire. De mon côté, si j’ai l’impression de m’être plus « lâché » que d’habitude, je n’ose pas encore relire ce que j’ai écrit. Je crains de ressentir cette nausée qu’évoque Antoine Roquentin à propos d’une phrase qu’il a écrit la veille dans son journal : « Comment ai-je pu écrire, hier cette phrase absurde et pompeuse : “j’étais seul et je marchais comme une troupe qui descend sur une ville.” Je n’ai pas besoin de faire des phrases. J’écris pour tirer au clair certaines circonstances. Se méfier de la littérature. Il faut écrire au courant de la plume ; sans chercher les mots. » (Sartre, 1938)

L’écriture via un clavier et un logiciel de traitement de texte ne permet pas d’écrire « au courant de la plume ». Avec le clavier, il faut lever les doigts après chaque lettre tapée ; puis, les reposer. Chaque mot se construit au prix d’un effort incroyable de concentration. À tout moment, j’hésite à lâcher le clavier. Comme j’écris debout, d’un pas, je peux aller ouvrir, à ma droite, la fenêtre pour une abeille qui veut sortir ou bien, à ma gauche, faire glisser la porte vitrée pour un chat qui veut entrer.

En ce début du mois de mai, j’ai beaucoup à faire en dehors de mon bureau. Après la sieste, j’ai hésité : dois-je récolter la camomille ou bien planter des poireaux ? Finalement, j’ai fait les deux ; je viens de terminer mon troisième rang (220 plans plantés). J’ai ensuite fait une troisième chose : j’ai brossé mes trois ânes. Fifi accepte que je la soigne, mais elle se méfie lorsque je lui tends un bout de pomme. Elle a repéré que, par le passé, c’était une de mes astuces pour lui attraper le licol.

En ce moment, à 17 h, il pleut à verse. Il y a des éclairs d’orage. Je sens moins coupable d’être, ici , dans mon bureau. Je me dandine, tout de même. Je suis comme l’âne de Buridan. Deux livres m’intéressent et, à défaut de savoir par lequel commencer, je n’arrive à en travailler aucun. 1) Réactiver le sens commun, lecture de Whitehead en temps de débâcle d’Isabelle Stengers (2020) et 2) Écoumène introduction à l’étude des milieux humains d’Auguste Berque (1999).

Les pieds prêts à s’enfuir. Et mes mains, à l’identique, sont, vis-à-vis du clavier, proches de la rupture. À cette heure orageuse, même si la motivation est présente, il me parait impossible de faire glisser l’écriture. Pour transcrire, il me faudrait entrer dans une sorte de petite transe. Problème : l’outil du traitement de texte est un outil sérieux, distant. Froid. Pas toujours commode, pas toujours d’accord pour nous laisser entrer en transe. À l’instant, l’interface vient de souligner en rouge le mot « meme » pour m’indiquer l’absence de l’accent circonflexe. J’ai dû sortir de ma transe. Revenir en arrière. Et je suis, maintenant, en train de me demander où j’en étais…

Taper son topos

La pratique de la méditation m’a appris à supporter l’incapacité de méditer à « temps plein » tout au long d’une séance. Je m’échappe souvent. Pour Christophe André, « la distraction et le vagabondage de l’esprit sont comme l’essoufflement lorsque l’on démarre un footing. Cela est normal, il faut juste s’entrainer» (André, 2019). La pratique de l’écriture « impliquée » m’a, aussi, appris à ne pas réussir, à tout moment, à tirer au clair mes implications tangibles. Tout comme la méditation, cela nécessite un tel effort pour moi, que je préfère, le plus souvent, regarder mon écran, plutôt que de me regarder (plutôt que de me demander ce que je fous là dans telle ou telle contrée).

Pas facile de faire le récit de ce qui me relie à tel ou tel sol. Chaque lien est le fruit d’une sacrée aventure. Mon lien au terrain de la sécurité sociale, par exemple, voilà une histoire vraiment épique ! Je l’ai déjà abordé dans ce journal de bord (où j’aborde, comme à l’abordage, certains de mes lieux les plus « bateau »). Je me suis contenté de décrire mon lien à des bureaux de la CPAM, dans ces endroits où ont transité mon dossier et mon corps médical. Je ne vais pas recommencer à décrire cela.

Je me dis, pourtant, que je n’ai, justement, pas commencé. Au début de ce journal « terreau », je me posais, pourtant, cette question que mon neveu Victor met en avant dans son journal qu’il a photographié pour le concours de confinement : « par où commencer ? » Voilà une question assez magique. Se dire que le commencement d’un attachement à un lieu possède un point de départ précis. C’est peut-être le propre du questionnement terragraphique : chercher ce lieu zéro.

Concernant ce lien à la CPAM, je devine au loin d’autres lieux en amont : les cliniques, les laboratoires, etc. Encore plus près de la source, je distingue un distributeur de barres de chocolat sur mon lieu de travail. Un lieu « bateau » qui m’avait déjà conduit à l’époque à instaurer un journal de bord numérique. « Qu’ai-je mangé ? Combien de barres de chocolat aujourd’hui ? » Déjà à l’époque, le traitement de texte m’avait montré son désaccord. Il soulignait en rouge les mots Nuts, Twix, Snikers. La lecture de ce journal sur l’écran est vite devenue indigeste. À ce point que j’ai dû me résigner à manger des pommes, des amandes, des noix. Pour écrire de belles choses, j’ai dû manger de belles choses. C’est comme cela que ça s’est passé. Et j’ai perdu sept kilos en trois semaines.

J’ai fait le topo de ce qui me liait machinalement à ce distributeur. J’ai identifié l’étrangeté de ce point topologique. Il était devenu un point aveugle, un allant de soi où j’allais et venais. Les graphes rouges du traitement de texte m’ont fait prendre conscience d’un lieu auquel je ne faisais plus gaffe. Cette pratique terragraphique m’a permis de faire un pas de côté, d’imaginer une nouvelle chorégraphie pour éviter cet endroit dans le couloir où il était installé.

S’en taper

J’étais content, j’avais réussi à repérer un endroit précis. Il y a tellement d’autres lieux que j’habite dans un état de semi-conscience. Par exemple, ma propriété de plus de quatre hectares. J’ai fait cette semaine des photos de mes plantes, mais je n’ai pas le courage de les trier. Je me suis grondé : « comment peux-tu parler de terragraphie si tu ne tires pas au clair ton lien avec tes propres terres ? » Il m’est peut être plus facile de décrire des terres lointaines.

J’hésite entre vivre ce lien à ce terrestre ou bien le raconter. Le flux des travaux de jardinage est un flux de présence. Quand je vis dans mon jardin « il ne m’arrive rien (…) il n’y a jamais de commencement » (Sartre, 1938). Les jours passent, parait-il. Lorsque je veux décrire cela dans mon journal, je dois faire l’effort de me demander quel mois de l’année nous sommes. Vivre dans le jardin ne me fait pas être en contact avec les saisons, mais avec du « vivre dans le jardin ». Je viens de citer Sartre. Je veux le faire encore un peu : « ça, c’est vivre. Mais quand on raconte la vie, tout change. » (Sartre, 1938). Tout change, car le vécu devient un conçu (Lefebvre, 1985) c’est-à-dire une aventure (Sartre, 1938). Je n’ai pas envie de vivre dans mon jardin comme si je me racontais « que j’y vis ». J’y suis et après, je vois ce que je peux en faire lorsque je suis dans mon bureau. Lunographie ? Pierrot répondit : je n’ai pas de plume, je suis en train de vivre.

Clignotements et paysages

Semi-conscient vis-à-vis de certains lieux, donc. Pas terragraphe à temps plein. Jardinier puis diariste. Terra puis graphe. Évidemment, cela est banal ; banalement, ceci est évident : comme le dit Whitehead, « la conscience n’est pas un attribut stable, elle “clignote” » (Stengers 2020). Ce qui m’intéresse, c’est d’imaginer comment ces clignotements de conscience (à propos de la perplexité sur l’implication vis-à-vis de tel ou tel lieu) se collent, bout à bout, pour créer nos paysages singuliers et collectifs. 

Mon souci n’est pas de savoir si nos différents points de vue (qui sont, dans la logique terragraphique, plutôt des « points de vie ») sont justes, pertinents ou corrects d’un point de vue de la raison moderne (un point de « vue », qui n’est plus, justement, un point de « vie »). Mon souci est de savoir comment on s’y prend pour ne pas en oublier, ou en exclure, un seul. Il ne s’agit pas de vouloir tirer au clair, une fois pour toutes, telle ou telle perplexité terrestre, il s’agit d’essayer de les réunir sous la forme d’un « paysage partageable ». Le site web terragraphe s’inscrit dans cette perspective. (Son souhait n’est pas de résoudre les diverses perplexités liées aux différentes implications terrestres. Il vise simplement à les réunir [sur un même site] pour montrer l’exemple, l’atmosphère, d’un paysage partageable).

J’ai écrit, cette semaine, à Remi Hess (mon ancien directeur d’études) pour l’inviter à lire mes cogitations terragraphiques. En attendant de les lire, il a répondu en titrant un post sur sa page Facebook : « terragraphes de tous pays, unissons-nous ! » C’est effectivement l’enjeu. Un proche chercheur de Remi Hess, Patrice Ville résume, ainsi, l’objet de la pratique « socianalyste » : « socialiser les analyses particulières pour produire une analyse socialisée ». Le projet de la pratique terr-analyse, (ou la « pays-analyse ») serait, pour sa part, un peu plus terre à terre (un peu moins moderne) : repayser les analyses particulières, pour produire une analyse paysagée ; mettre en commun les points de vie, pour produire des points de vie communs.   

Topologie et chorégraphie

J’ai lu, cette semaine, des articles sur la géographie. De fil en aiguille, je suis « tombé » sur le nom du géographe et orientaliste Augustin Berque né en1942. Son thème de recherche : la relation entre les sociétés humaines et l’environnement terrestre. Il s’est formé à l’école géographique française, (le possibilisme de Paul Vidal de La Blache), qui s’oppose au déterminisme géographique. Ses recherches japonaises le font, ensuite, critiquer le modernisme occidental du 17-ème siècle, au profit des trajectoires ancestrales qui se tissent dans cette opposition terrain/humain, objet/sujet (et, en linguistique, prédicat/sujet). Il est l’inventeur de nombreux néologismes. La « mésologie » (transduction entre le donné physique et le donné sensible). Le mot« L’écoumène », quant à lui, désigne la relation entre la géographie et l’ontologie. Il construit ce mot « en rendant au vieux terme grec oikoumenê son genre féminin, qui en fait à la fois de la terre et de l’humanité : ce en quoi la terre est humaine et terrestre l’humanité ». Une approche similaire, mais bien moins savante m’a fait choisir le préfixe « terra » à celui de « géo » pour désigner ce terrestre humanisé et/ou une cette humanité terrestre. Si j’avais connu ce mot d’écoumène, j’aurais pu proposer l’écougraphie, mais les jeux de mots auraient été plus laborieux à trouver : « écographie, hé, coud graphie… »

J’ai téléchargé le livre de 1999, Écoumène, introduction à l’étude des milieux humains. Dans une vidéo, où il parle de son dernier livre Poétique de la nature, Berque raconte que sa critique sur l’opposition nature/culture lui vient de son plus jeune âge. Son père, l’anthropologue Jacques Berque était un ami d’Henri Lefebvre (le directeur d’études de Remi Hess) « Avec son père, ils allaient chez lui dans sa maison de famille à Navarrenx » dans les Pyrénées Atlantique et lui, venait chez eux dans les Landes. Son père organisa plusieurs week-ends de discussion entre intellectuels. En 1965, l’un d’eux porta sur une proposition de Marx : naturaliser l’humain, humaniser la nature. Henri Lefebvre et Roland Barthes étaient présents. Le jeune Augustin Berque était lui en Allemagne pour son service militaire, mais il a fait murir cette aporie de Marx tout au long de sa carrière de chercheur pour aboutir à une proposition qu’il résume ainsi : renaturer la culture, Re-culturer la nature.

Augustin Berque distingue le topos, de la « chôra ». D’un côté, le lieu identifié, de l’autre, le lieu attribué. Le topos peut être indiqué par des cordonnées, la Chôra est liée à une attribution. Par exemple, la chôra, désigne la campagne attributive d’une certaine « polis », ville. Contrairement à ce que suggèrent les « comices » (fêtes rurales qui sont organisés, chaque année, autour de chez moi), cette campagne n’existe pas en soi ; et elle n’est pas, non plus, la simple contradiction de la ville. Si on veut expliquer la campagne selon ces deux voies (pour ou contre elle-même) on emprunte la logique du topos, c’est-à-dire une logique d’identité qui fige les esprits. La chôra de campagne rappelle que la contrée est impliquée dans une relation historisée. Naturelle et politique, bucolique et diplomatique, cette relation ne peut être décrite qu’avec une plume (ou une voix) incertaine et troublée.

Platon compare la Chôra à un « rêve » (Berque, 1999). On peut le comprendre : la campagne est une contrée « en » relation et une relation en forme de contrée. On ne peut pas, comme pour un songe, la cerner définitivement. Puis-je me permettre d’écrire que la contrée, on peut juste la rencontrer ?

Tandis que la topographie suppose une écriture stricte, la chorégraphie suggère l’écriture d’une « relation-lieu » rêvée. Lorsque j’ai utilisé, cette semaine, un cordeau pour aligner la plantation de mes 220 poireaux, j’ai fait le topographe. J’ai écrit, à même le sol, trois lignes de poireaux. Anne est plutôt une jardinière chorégraphe. Elle organise son jardin comme une classe d’élèves traversée par de multiples types de relation. Elle ne cherche pas à écrire dans le sol des alignements, mais des « acheminements ». Plutôt que de les figer dans des lignes, elle fait danser ses « bouts de choux ». Notre pratique de l’écriture emprunte, un peu, la même mécanique. J’écris de nombreuses lignes, Anne dessine et peint plus volontiers.

De leur côté, nos ânes font comme tous les ânes : ils « accordent intimement leur pas au détail de la topographie » (Berque, 1999). (C’est souvent en suivant leur sentier que les hommes ont créé les leurs). Nos ânes n’écrivent pas droit en apparence. Ils tracent leur sentier sans suivre les lignes longitudinales de leur prairie. Leur sentier semble sinueux, mais l’on se doute, en les voyant, qu’ils adoptent une forme de rationalité imparable.

Nos ânes sont craintifs, ils s’aventurent dans des courbes qu’ils dessinent au pas de leur bravoure. Têtus, ils reviennent sur leur pas jour après jour. Ce sont bien nos poules font qui font leurs œufs (et non l’inverse) nous en avons l’assurance. Concernant la trace du sentier et l’assurance de nos ânes, nous avons l’impression qu’elles grandissent ensemble.

Quand le vent du soir souffle sur la prairie juste au moment où le soleil se cache derrière la forêt, un vent de folie fait courir nos ânes dans tous les sens. L’écriture se brouille, le potentiel reprend le pas sur l’habituel. L’écriture se lâche. Nos ânes n’écrivent pas « au courant de la plume », mais en courant tout simplement. Ou alors, ils effacent leur trace du jour.  Lorsqu’ils reprennent leurs esprits, une nouvelle page verte semble s’ouvrir sur la prairie.

L’écriture de nos ânes ne peut être que singulière. Elle n’explique rien : elle raconte un lien impliqué entre l’animal et les courbes du sol. Elle raconte une histoire. En ce sens, leur écriture ne peut pas être détachée de son terrain. Elle ne peut pas être abstraite, retirée, décalquée sur un autre lieu. Elle ne peut pas être reproduite à l’envi. Elle représente tout ce que rejette la modernité académique et consumériste. Nos ânes ne portent aucun bonnet : ils écrivent sur leur terre. Ce sont des terragraphes dans l’âme.

Christophe André, Le temps de méditer, l’iconoclaste et France Inter, 2019

Alexandre Berque, Écoumène, introduction à l’étude de milieux humains, Belin, 2009

Henri Lefebvre, La production de l’espace, Antrhopos, 2000

Jean-Paul Sartre, La nausée, Gallimard, 1938

Isabelle Stengers, Réactiver le sens commun, lecture de Whitehead en temps de débâcle, La Découverte, 2020


Bertrand Crépeau Bironneau

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