Carnet & laboratoire
Mardi 29 août 2023
Nouvelle brève : j’ai lu, hier soir, un article sur la plate-forme AOC c’est un petit article de Morgane Meyer, Écrire, décrire, faire rire : les « petits gestes de Bruno Latour.
Cette lecture m’a renvoyé à un article de Latour publié en 2004 dans la revue du Mauss : Comment finir une thèse de sociologie, – Petit dialogue entre un étudiant et un professeur (quelque peu socratique).
Dans cet article dialogué, un étudiant, ne sachant comment finir sa thèse, demande à son professeur spécialiste de la théorie de « l’acteur -réseau » de l’aider à utiliser cette théorie pour mettre en ordre les données qu’il a accumulées durant ses années de doctorant, à propos de l’organisation d’une grande entreprise. Je retiens, ce soir, quelques-unes des réponses du professeur.
- Suivre le travail de réseau : la théorie de l’acteur-réseau n’est pas une théorie « positive », mais une méthode qui permet de suivre la manière dont les gens font « réseau ». Il demande à son étudiant d’oublier le « network » (filet-travail) pour se focaliser sur le « worknet », c’est-à-dire sur « le labeur, le mouvement, le flux et les changements » que les acteurs activent pour faire « réseau » dans le terrain qu’il étudie ;
- Décrire les traces de ce travail de réseau : cette proposition de suivre le travail de réseau consisterait, pour l’étudiant, à suivre, pas à pas, les traces que les acteurs laissent (dans son terrain d’étude). Pour mener son étude sur l’organisation de cette entreprise, l’étudiant doit « uniquement » décrire ces traces des différents acteurs et actants. Ces traces, ce sont les choses qui se font. Son professeur l’exhorte ainsi à ne pas essayer « de basculer de la description à l’explication », mais à se contenter « de prolonger la description ». (En lisant le passage de ce dialogue, je me suis demandé si je ne l’avais pas déjà lu. J’ai, en tout cas, écrit une chose similaire dans la préface de la seconde édition du livre Vivre le terrain des monitrices et moniteurs d’atelier (2022) où je reconnaissais que le manque de clarté de la première édition n’était pas dû au manque d’explications “mais au fait que les descriptions sur les ingrédients de la pratique des MA (ou plutôt les discussions à propos de ces descriptions) n’étaient pas assez nombreuses”.
- Percevoir les explications comme l’expression d’un type acteur : Ies descriptions ne sont pas en attente d’explication. Lorsque ces explications surviennent, elles ne doivent pas être vues comme surplombant la modalité de la description, elles la prolongent selon une modalité d’énonciation qui est propre au registre de l’explication (empruntant des longs cheminements vers d’autres descriptions).
Et cette idée que je retiens pour ce soir :
- Le texte de la thèse est le laboratoire de l’étudiant en sciences sociales. Le texte est cet endroit où l’étudiant fait parler les actants que l’étudiant a trouvés.
En bref, l’enjeu de la construction du texte de recherche en sciences sociales (comme lieu de laboratoire) est donc de faire tenir ensemble différents actants (sans exploser, notamment…).
Ce qui se passe dans un texte de recherche sociale ressemble à ce qui se passe dans ces staffs d’analystes missionnés pour étudier le fonctionnement d’une entreprise. Dans ces deux lieux d’élaboration, on fait entrer des actants, on les fait parler, on leur donne de la force (simultanément, on en oublie, on en fait sortir, on donne à certains de ces actants de la faiblesse). Ces laboratoires peuvent faire comme si les lieux qu’ils étudient n’étaient pas déjà des laboratoires : des lieux où les actants s’invitent eux-mêmes comme ingrédient en se mettant au service de certains, tout en se montrant « doseur » et « régleur » vis-à-vis d’autres. Ce sont ces actants qui sont en première ligne lorsque ça explose. Bien entendu, ils savent, aussi, faire exploser les textes ou les équipes du labo sociologique qui tentent de les étudier. Je l’ai notamment expérimenté en tant que terragraphe lors de la canicule de l’été 22. Le soleil m’a fait stopper mes descriptions de la météo lors de ces jours de sécheresse. Trop fort, trop chaud, trop écrasant, trop explosif (en termes d’indexicalité) pour mon labo situé à l’intérieur de mon petit carnet de bord météo…