Vendange & a-croivance
Lecture d’un article de Sébastien Dieguez, (neuroscientifique à Fribourg) paru le 26 septembre 2023 dans la revue AOC. L’article critique l’utilisation excessive du terme « croyance ». Selon l’auteur, ce terme devrait se limiter à cette situation toute simple où nous « tenons quelque chose pour vrai » (par exemple, lorsque nous croyons qu’il y a de la « bière dans le frigo »). Ces croyances-là nous aident à naviguer « dans nos environnements physiques et sociaux ». Tous les jours, nous formons de nouvelles croyances, en modifions certaines et en abandonnons d’autres. Nous les fabriquons et les dé-fabriquons au prix d’un labeur épistémologique quotidien qui nous permet « de garder un œil sur l’état des choses qui nous entourent ».
Une autre pratique consiste à nous distinguer des autres en adoptant ou approuvant des contenus dont on connaît leurs puissances de « fragmentation sociale ». Dans ce cas, il s’agit moins de tenir pour vrais ces contenus que l’on affirme (si possible avec outrance), que de se valoriser comme un usager épistémologique stigmatisé et marginalisé. Sébastien Dieguez propose de nommer de tels contenus des croivances (en précisant que « si le terme déplaît, n’importe quoi d’autre fera l’affaire »).
Plus tard,
Je viens de lire un article de France culture * à propos de ce néologisme qui était, en fait, déjà utilisé sur les réseaux sociaux pour se moquer des personnes commettant des fautes grammaticales. En le réutilisant à son compte, Dieguez a voulu l’utiliser « d’une manière plus constructive et plus technique, non pas pour se moquer des croyances des uns ou des autres, mais pour y voir plus clair ».
J’apprécie la prose de l’auteur. Peut-être lirais-je son ouvrage Croiver, les croyances ne sont pas ce que l’on croit, Eliott éditions, 2022.
*https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaire-en-cours/que-signifie-le-neologisme-croiver-5138891
Que pensez de ce néologisme ? Samedi dernier, lors d’une journée de vendange chez un agriculteur du coin je n’ai pas entendu d’affirmations qui pourraient s’apparenter à ces « croivances » évoquées par Dieguez. Pris dans un même labeur, j’ai l’impression que personne n’eut le mauvais gout de vouloir se marginaliser épistémologiquement durant cette journée. Chacun eut plutôt à cœur de commenter le même soleil qui se haussait dans le ciel, la même brise qui rafraichissait la colline, les mêmes ronces et les mêmes frelons qui menaçaient, les mêmes personnes vivantes ou mortes qui venaient, à tour de rangs de vigne, hanter nos esprits.
Je n’ai pas tout compris de cette longue discussion pastorale, car je manque de culture à propos des noms des gens et des lieux du coin (tel fils d’untel, tel chemin qui mène à tel champ). J’ai juste saisi que chacun s’est résolument montré, épistémologiquement parlant, « agnostique » : chacun a « circonspecté » son labeur épistémologique au service d’un labeur commun, chacun s’est contenté de convoquer les croyances qui permettaient de « garder un œil » sur la bonne marche de la journée de vendange (il y avait effectivement de la bière dans le frigo).
EN Bref, donc, juste cette remarque : si j’hybride le vécu de cette dernière journée de vendange à cet inélégant néologisme découvert ce matin, je peux noter ce soir qu’il existe des situations sociales qui rendent, presque malgré soi « a-croivant ».