Le spectre d’un dessaisissement communal

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… à propos d’une réunion publique dans mon village (suite) :

Dimanche 26 mai 2024,

8 h 20, (…) Autre piste : de la même façon que l’on peut soudain se persuader de la vétusté de sa voiture parce qu’on lorgne sur une nouvelle voiture, le maire a probablement lorgné sur la commune nouvelle de Montval avant de construire le constat d’une commune en mauvais état financier. Cette piste oblige à considérer qu’aucun constat n’a précédé la mise en route de ce projet (ou, qu’au mieux, les deux moments se sont entremêlés). Ce bricolage ne me choque pas outre mesure. Ce qui m’a frustré mardi, c’est que l’on ne saisisse pas l’occasion de s’intéresser à cet entrelacs des causes et des effets. On aurait pu explorer de quelle façon cette hybridation (entre les constats et les solutions avancées) peut participer à l’administration d’une collectivité locale. En parlant avec des conseillers municipaux, j’ai compris que le maire avait depuis le début de son second mandat, découragé leur appétence vis-à-vis de toute possibilité de réparation, de ravaudage, de bricolage d’un format municipal qu’il lui semblât, d’une manière plus ou moins conscientisée, comme appartenant déjà au passé. Ces conseillers ne sont pas loin de penser que « plus » le maire lorgnait sur la commune nouvelle, « plus » le format du Lavernat actuel avait intérêt (pour celui-ci) à prendre aux yeux de tous, la forme d’une commune vieillotte, historique, obsolète, irréparable (bref, il s’est agi, pour lui, de donner du poids à cette dégradation de la commune, car celle-ci permettait d’imposer la solution « commune nouvelle »). Si l’on décrivait pas à pas, date à date, toutes les petites phrases, les haussements d’épaules, les grommèlements du maire sur l’état inquiétant de la commune, on pourrait faire le récit d’une sorte de cérémonie de dégradation qu’il a scellée lors de cette réunion publique, mardi, en annonçant qu’il fallait « ouvrir les yeux », que ne l’on n’avait « pas le choix » ou encore, qu’il fallait « faire un pas ». Dès le début de la réunion, on comprit que, pour lui, le temps des constats était révolu, la messe dite, la dégradation actée. Assise à côté de moi durant la réunion, Nastasia n’a pas cessé, à juste titre, de remettre en cause la liquidation de ce « moment » du constat :  

Nastasia — « D.G.F ? » 

Philippe : La Dotation Globale de Fonctionnement, monsieur le maire !

Le Maire — « Je ne sais pas, je n’ai pas tous les chiffres en tête ! »

Nastasia : « mais c’est le moteur de votre budget, c’est hallucinant ! »

En se montrant, tout au long de la réunion, méticuleusement imprécis, le maire a appris quelque chose à l’assemblée : puisqu’il ne s’explique pas, lui-même, son choix, mais le « comprend », il ne peut que répondre aux demandes d’explication en sollicitant chez ses interlocuteurs le registre du « saisissement compréhensif ». Son choix ne fait pas référence à des données chiffrées, mais à la vision du spectre du dessaisissement administratif. Mardi soir, ce spectre était là d’une façon bien plus intense que les chiffres que Nastasia a, en vain, réclamés. Une des conseillères municipales qui ne cache pas son admiration pour le maire a dit qu’elle était hantée par le risque « d’une cessation de paiements, d’une mise sous tutelle ». On sait que ce genre de vérité spectrale se contamine de proche en proche, de saisissement en saisissement. Ce qui fut particulier dans cette soirée, c’est que ce spectre « saisissant » avait la forme d’un d’un « hallucinant » (comme le qualifia, tout à propos, Nastasia) spectre « dessaisissant ». Ce spectre qui avait fait trembler le maire depuis des mois (au point de l’amener à faire disparaitre l’identité de sa commune), est apparu, dans ce débat, comme une entité capable de faire disparaitre toutes sortes de choses : non seulement une commune, mais aussi la rationalité, mais aussi le sens commun. 

Un peu plus de deux heures après que le maire de Lavernat ait dévoilé (fugacement) le spectre effrayant du « dessaisissement », le maire de Montval a annoncé que la solution « commune nouvelle » permettait de « sanctuariser » les dotations de l’État. La frayeur ayant eu le temps d’envahir peu peu les esprits, l’évocation de ce terme quasi-religieux fit mouche dans la salle*. On entendit des murmures. On eut l’impression qu’une partie de l’assemblée était comme soudainement saisie par un mélange de doute et de soulagement : « serait-ce vrai ? Nos édiles auraient donc trouvé la parade pour repousser à jamais le spectre dans ses pénates ! ».

  • Je ne sous entend rien ici. Je ne veux pas dire que ce spectre a été intentionnellement mis en scène. Je pose un simple regard anthropologique. S’il dans une réunion plusieurs s’exclament que ce qu’ils entendent est « hallucinant », c’est qu’ils révèlent la présence d’un spectre. Le spectre décrit ci-dessus est bien celui qui a été fabriqué par une partie de la salle qui a répondu à son hallucination en convoquant le registre voire « l’empire » quasi robesperien de la raison. Ce mécanisme créa des crispations et je n’ai pas été surpris qu’un habitant me dise, après la réunion, qu’il avait eu le sentiment de se retrouver dans un tribunal révolutionnaire.

Puisque ce genre de vérité n’était pas, ce soir-là, moins présente que la vérité liée à la référence formelle, je me dis que l’on aurait pu s’attarder auprès d’elle un peu plus longuement. Après tout, au nom de quoi fallait-il à tout prix se plier à logique de la référence et de la rationalité pour railler un maire « brouillé » avec les chiffres et plus généralement les constats ? Nous n’étions pas dans un laboratoire, une université, une école, mais dans une salle communale : au lieu de créer de l’espace, au lieu de faire entrer le maximum d’entités. Dans cette salle commune, on a trop focalisé, à mon goût, notre opposition en voulant faire parler la rationalité chiffrée, mais aussi la rationalité « démocratique » (je fais allusion à ce moment où il fut demandé à ce que les conseillers municipaux de Lavernat « pour » ou « contre » se positionnent à droite ou à gauche de la salle). Cette manière de faire a écrasé pas mal de mode d’existence et d’énonciation. Elle nous a fait parler juridiquement, scientifiquement. Elle nous a fait parler un peu de politique locale, mais pas vraiment politiquement*.

*Bien sûr, parler politiquement, c’est-à-dire discuter à la fois de ce que nous sommes et de ce que nous voulons collectivement, cela ne peut pas fonctionner. Pourtant, cela « doit » fonctionner, donc, à chaque fois, il faut reprendre toutes les énonciations…

(…)

Bref, pour revenir à mon propos initial, on aurait pu, pour donner au débat un peu d’espace au parlage politique (mais ce n’est, ici, qu’un exemple) en regardant en face ce spectre du dessaisissement. Cette perspective a été évoquée, d’emblée, par le maire d’ailleurs : « si l’on ne fait rien que deviendra Lavernat ? On peut aussi se poser la question inverse ! ». Comme je l’ai déjà suggéré plus haut, cette question a été soulevée comme on soulève fugacement le voile sur la cage d’une bête féroce. Elle a été soulevée comme si l’on avait voulu que l’assemblée tremble d’effroi devant cette courte (et donc indéchiffrable) apparition.

De mon côté, j’aurais bien aimé que l’on ouvre la cage :

— Très bien, on ne fait rien, on laisse sortir la bête féroce que se passe-t-il ?

— Vous verrez, elle placera la commune sous tutelle !

— Bon, très bien, et alors que se passe-t-il ?

— Les pouvoirs du conseil municipal seront transférés au préfet !

— Bon, très bien, et alors que se passe-t-il ?

— Ce sera humiliant pour les élus en place !

— Bon très bien, et alors que se passe-t-il ?

— On ne pourra plus rien décider pour la commune !

— Bon très bien, et alors, que se passe-t-il ?

— La commune disparaitra !

— Bon très bien, et alors, que se passe-t-il ?

— …

Qui sait ? De dessaisissement en dessaisissement, on aurait peut-être pu finir par parler un peu plus de notre « commun » que de la « commune ». Qui sait ? le clivage entre les « pour » et les « contre » (à ce projet de fusion) aurait fait long feu. Qui sait ? Le spectre d’un dessaisissement communal aurait, peut-être, laisser sa place à l’optatif d’un ressaisissement politique ?

plus tard,

À propos de ce « nôtre », ce double étonnement lors du débat lorsqu’une élue s’est offusquée qu’on puisse la tutoyer. Premièrement, la dame de la ville avait mal entendu (son interlocutrice lui avait bien dit « vous »), deuxièmement, une bonne partie de l’assemblée pensait que l’on débattait, ce soir-là, d’une application possible, non de la loi « Vôtre », mais de la loi « Nôtre » : une loi dont l’enjeu consiste bien à pouvoir construire un « nous » augmenté (comme on dit à propos de la réalité virtuelle).

Le récit de cette élue sur sa pratique fut, par ailleurs, plutôt intéressant : on aurait pu lui donner la parole un peu plus longtemps, tout comme à cet habitant qui fit le récit de son tracas à propos de la qualité d’un chemin non communal, mais privé. L’une a partagé son expérience d’un « communal » non-commun (tout le monde dans l’assemblée n’était pas en mesure de comprendre la vie d’une adjointe aux finances). L’autre a partagé son expérience d’un commun non-communal (même si la voie fut qualifiée de « privée », sa médiocre qualité était bien attachée au partage d’un « commun »). Faire tutoyer ce genre de récit aurait pu montrer que le brassage d’un « commun renouvelé* » était possible même si la superficie de la commune administrative devait s’agrandir.

  • Une question (parmi d’autres) qui aurait pu occuper des ateliers de concertation liés à ce projet de commune nouvelle : à quoi nous sentons-nous attaché. e. s en tant qu’habitant. e. s de Lavernat ? Par exemple, si l’on est plusieurs à être attaché à tel ruisseau, on peut identifier ses alliés, mais aussi ses « ennemis » de circonstance (par ex, untel qui verse du glyphosate sur le bassin versant). C’est à partir de ce genre de constat que l’on pourrait négocier au cas par cas, entrer dans une pratique de la controverse locale qui pourrait enrichir la vie du village. Plutôt qu’une « commune nouvelle », on aurait sous les yeux nos « communs renouvelés ».

Dans son article paru dans le Petit Courrier du 24 mai, Chloé Morin fait part de l’amertume d’un habitant à la fin du débat : « toute la soirée, les gens ont parlé de leurs petits problèmes ». Ce propos fait écho au « recadrage » que certains élus et habitants ont tenté d’activer durant la réunion. Leur manière de vouloir faire la police pour évacuer les petits au profit des « grands » problèmes m’a paru vraiment péremptoire. Qui, dans cette réunion, pouvait se prévaloir de parler (ou de se taire) à propos (ou en raison) de son attachement à autre chose qu’à un petit (mais crucial) problème lié à son vécu du commun ? (Les points de vue qui nous traversaient dans cette salle communale n’étaient-ils pas autre chose que des points de vie ?). Je l’ai cité : était présent, dès le début de la réunion, ce « singulier » problème d’attachement du maire avec le spectre du dessaisissement. J’ai aussi cité les singuliers et tout aussi légitimes « petits » (c.a.d, non transcendants) problèmes d’attachement avec la référence, avec la morale… Je pourrais poursuivre la liste de tous ces graphes d’attachement qui ont été tracés ce soir-là, et si j’en avais le courage (et surtout la compétence) cette liste pourrait m’aider à cartographier comment s’est énoncé, mardi dernier, une (temporaire) terre à graphe villageoise.

Bertrand Crépeau, apprenti terragraphe

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