Préparation d’un cours sur la discrimination (3)

Vendredi 14 août 20

J’ai demandé, avant-hier au téléphone, à Laura comment elle évaluait la discrimination sur son lieu de travail. Elle m’a répondu : « à environ 200 euros ! »  C’est l’écart entre son salaire de Monitrice-Éducatrice et celui de ses collègues Éducateurs Spécialisés : même travail au jour le jour, mais 200 euros de moins à la fin du mois.

Laura, et, avec elle, les 22 000 moniteurs éducateurs en France (contre 65 000 éducateurs spécialisés) sont-ils victimes d’une discrimination salariale ? Anne n’est est pas convaincue. Au regard de sa propre expérience professionnelle, elle pense, même, exactement le contraire. Elle m’écrit « qu’elle aurait bien aimé que les infirmières fassent des toilettes et du ménage, et que les aides-soignantes fassent des soins, des vrais soins (injections pansements prise de sang etc… choses que je savais parfaitement faire d’ailleurs. Quand tout le monde fait le même travail alors qu’on a pas les mêmes diplômes, moi je trouve ça chouette, c’est anti discriminant et valorisant »)

Dans le dictionnaire des sciences humaines (PUF, 2006),Gwénaële Calvès signale que la discrimination est un phénomène qui ne peut se décrire que dans des situations concrètes. Le principe de discrimination est, pour elle, « un principe vide, dénué de charge normative propre, qui ne contient aucune règle de fond ».

La lutte contre les discriminations s’identifie, ainsi, à une pratique (éthique) visant à mesurer, en situation, des différences de traitement. La question qui se pose pour chaque situation est simple : le critère retenu pour opérer une différence de traitement est-il fondé ?

La question est simple, pas la réponse. En tout cas pas toujours. Les critères retenus peuvent paraître fondés pour les uns et pas pour les autres. 

Ainsi, il paraît fondé, pour certaines organisations, que le niveau du diplôme soit discriminant vis-à-vis du traitement salarial. Ainsi, dans un IME (Institut Médico Éducatif), ce n’est pas la fonction éducative qui est rémunérée, mais le statut éducatif et l’ancienneté relative à ce statut). L’institution de cette division entre le statut et la fonction s’appuie sur l’institution de la division du travail telle qu’on la rencontre au moins depuis le 19ème siècle en Occident.

Cette division du travail s’appuie sur une discrimination ancestrale entre ce que Simondon a pu nommer les « régleurs » et les « serveurs ». Dans le monde du travail actuel, ces travaux de « réglage » et de « service » (rendu à ce réglage) peuvent concerner les machines industrielles ou des dispositifs éducatifs. (Notre époque moderne ne se montre pas, sur ce point, discriminante : elle est capable d’imposer en tout lieu une modalité de travail aliénante [dans le sens de « séparante », « déconnectante »]).

Entre autres critiques, il se trouve que cette division des tâches repose sur une confiance quasiment innée envers la puissance de la forme sur la matière, de l’inférence déductive sur l’inférence inductive, de la cause « entendue » sur les conséquences « étendues ». Pour étayer ce point de vue, je pourrais retrouver ce que j’ai déjà écrit ailleurs. À cette heure tardive, il me paraît plus commode de citer une note de bas de page, lue hier soir dans le livre de Bruno Latour. Cette note ne concerne pas une critique de la prédominance du régleur sur le serveur ou du maitre su l’esclave, elle critique, tout simplement, notre intuitive impression d’une primauté de la cause sur les conséquences :
« Même si cela paraît contre-intuitif à première vue, la cause n’apparaît première que dans l’ordre d’exposition, par définition, dans l’ordre de découverte, elle est forcément toujours seconde puisque c’est toujours à partir des conséquences que l’on remonte vers elle. Autrement dit il y a toujours dans le récit cause un effet de montage. Cette inversion est encore plus frappante dans le cas de la pédagogie. » (Latour, Face à Gaïa, 2015)

Les référentiels des métiers d’éducateur spécialisé (ES) et de moniteur éducateur (ME) établissent une distinction très nette entre ceux qui ont la compétence d’« organiser » (ES) et ceux qui vont exclusivement « animer » (ME).

Rien de bien singulier, ces référentiels ES et de ME ressemblent à tous les référentiels professionnels qui tiennent tant à distinguer la capacité à agir, à faire fonction (et même à faire fonctionner) de la capacité à revendiquer : un statut, une essence, une identité.

Il faudrait repenser le travail salarial qui, par nature, discrimine l’immanence vis-à-vis de la transcendance. En attendant, il faut bien rémunérer les moniteurs éducateurs, et il est bien plus commode de s’appuyer sur leur statut académique que de prendre en compte l’ensemble des fonctions qu’ils assurent au quotidien. 

Mais ce renversement ne serait peut-être pas une vraie solution. On ne ferait qu’inverser un rapport de force entre le « statut » et la « fonction » (en discriminant, cette fois-ci le premier terme). Cette sorte de discrimination positive peut aussi être critiquée. Au nom de quels principes, justifierions-nous de valoriser le travail concret, réel (du terrain), vis-à-vis du travail abstrait, symbolique (des bureaux) ? Au nom d’une condescendance, au nom de la volonté de suivre l’air du temps ? 

Pour dépasser cette opposition, on pourrait imaginer une rémunération qui ne prend en compte ni le statut ni la fonction, mais le rôle éducatif perçu par les personnes concernées. Cela supposerait que l’ambiance (sociétale) permette ce genre de réflexivité avancée. Cela ne semble pas être le cas aujourd’hui. L’institution de la pratique de l’évaluation se résume en fait à celle de la notation. C’est cette logique de discrimination chiffrée (d’allure donc, scientifique) qui domine, non seulement l’organisation des états, mais aussi celle de la vie quotidienne (le programme « télé » est, ainsi, rempli d’émissions à jury [cuisine, danse, chant, shopping, literie…] à ce point qu’on ne voit pas ce qui empêcherait l’une d’elles  [peut-être existe-t-elle déjà ?] de convoquer des orphelins, vingt-cinq ans après leur passage dans une pouponnière, pour leur demander de noter le rôle qu’a joué telle ou telle nourrice lors de leur premier quart de siècle d’existence.)

Les référentiels des éducateurs spécialisés et des moniteurs-éducateurs stipulent que les premiers « favorisent la construction de l’identité », tandis que les seconds se contentent « d’aider à la construction de l’identité ». En écrivant cela, je me rends compte que la division du travail (entre les régleurs et les serveurs, donc) -dans le domaine de l’éducation spécialisée où les disciplines psychologiques ont longuement dominé la pratique- équivaut à une division du travail entre ceux qui régulent la bonne distance éducative et ceux qui ne sont qu’à son service. D’un côté il y a ceux qui régulent (leur implication affective notamment) et de l’autre, ceux qui se contentent de servir (à la merci de leurs affects) une construction d’identité qui a été, par d’autres et par ailleurs, « favorisée ». La bonne blague ! Il paraît peu probable que la logique de la division du travail s’exprime avec autant de subtilité dans un autre corps de métier de nos contrées occidentales. Pas de chance, elle concerne le secteur professionnel qu’a choisi Laura.

Samedi 15 août 20

Dans notre monde moderne, la distinction (dans le traitement salarial des personnels éducatifs réalisant à l’identique leur travail) n’est pas jugée discriminante. Elle apparaît, même, comme le fruit d’une haute réflexion psychologique. Tout DRH sérieux peut la justifier. Et dans un même élan, le moindre DRH, peut se moquer, par exemple, de l’un de ses pairs, le sélectionneur de foot, Raymond Domenech, qui a reconnu avoir écarté des joueurs nés sous le signe astrologique du scorpion (Robert Pires, par exemple) ; et qui a avoué, aussi, avoir hésité à utiliser des joueurs au poste de défenseur nés sous le signe du « lion » (par crainte que son côté « lion » l’emporte « et qu’à un moment donné », cela le fasse monter vers l’attaque avec ce risque de « nous coûter un bon résultat « ici )

Juste cette question, car je veux aller me dégourdir les jambes : le DRH Domenech n’a-t-il pas le mérite d’assumer irrationalité de sa pratique discriminante?  

Plus tard,

Je n’ai pas trouvé dans la liste des 25 critères discriminants retenus par la législation française (c’est en tout cas, le décompte que j’ai fait tout à l’heure) celui qui concerne le signe astrologique. Il est peut-être classé avec les critères liés aux origines de naissance. Il y a peut-être eu des jugements dans ce sens ?

Gwénaële Calvès remarque que, dans les textes juridiques contemporains, la liste des critères de discrimination est « en expansion constante ». Ces énumérations, propres à chaque pays, n’ont pas (sauf aux USA) un caractère limitatif. Cependant, pourCalvès, ces listes ont leur utilité, car elles permettent « de manifester que certains critères de distinction des hommes entre eux sont plus odieux que d’autres, parce que la prise en compte fait ouvertement litière du principe selon lequel les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ».

Cette citation permet de nuancer la définition de la discrimination donnée plus haut. La question qui se pose – de savoir si la différence de traitement repose ou non sur des critères fondés- ne signifie pas que ces critères doivent s’appuyer sur une objectivité pure. S’opposer à toute différence de traitement sur le simple fait qu’elle ne s’appuie pas sur un raisonnement purement logique serait assez périlleux. On pourrait produire un groupe, un établissement, une institution, une société… lisse, hygiénique où, par exemple, (et on le voit déjà un peu) on ne pourrait plus convoquer l’absurdité pour faire rire.

« Le critère retenu pour opérer (dans telle situation) une différence de traitement est-il fondé ? » Avant de répondre à cette question, il faut se demander à qui on va la poser. Notamment, faut-il la poser exclusivement à des scientifiques ? Si, par exemple, je demande à Christophe Déjours (psychiatre, psychanalyste et professeur de psychologie, français, spécialiste en psychodynamique du travail et en psychosomatique) si les hommes et les femmes travaillent de la même façon, il me répondra que « non ». Il me dira qu’il existe, objectivement, une distinction sexuée dans la pratique du travail. Il me dira que leurs mécanismes de défense, notamment, sont totalement opposés. Pour moins souffrir au travail, les hommes ont tendance à s’auto-accélérer (activisme, multitachisme, présentéisme) et les femmes à s’auto-dénigrer (« ça me dépasse », « je veux rester naïve », « je suis trop bête pour comprendre »).

Pour me répondre, ce psychiatre va utiliser sa pratique clinique et son autorité reconnue dans ce domaine de recherche. Et je peux imaginer que si j’interroge d’autres chercheurs, ceux-ci vont contester ce point de vue Déjourien.

On touche là au domaine de la quasi-objectivité. On voit bien que si l’on pose cette question-là (de la différence du travail entre les hommes et les femmes) uniquement à des scientifiques, on est mal barré. On risque d’entrer dans un débat sans fin. On ne peut pas attendre la conclusion des experts pour savoir si l’on doit calculer le niveau du salaire en fonction du genre du salarié. Or, cette question ne peut plus aujourd’hui faire l’objet d’un débat. Elle doit déjà être tranchée dans la pratique sociale.

Bref, ce n’est pas « au nom de la science », sur des aspects totalement objectifs, naturels, que l’on fonde le refus de cette discrimination genrée. On la fonde, tout au contraire, sur des aspects subjectifs, culturels, c’est-à-dire au nom d’une vision politique (au sens noble comme on le dit bizarrement).

Les humains naissent et demeurent libres et égaux en droit. Dans ce que je suis en train d’essayer de raconter, c’est ce « en droit » qui compte.

Cet « en droit » varie selon les « endroits » de la planète. Il existe des pratiques juridiques plus ou moins précises et courageuses selon les nations et même selon les organisations, les institutions. La liste des 25 critères de discrimination tenue par notre législation française — si mon compte est bon — nous donne une idée de ce qui, politiquement, nous paraît le plus odieux.

Odieux ? Pour les dictionnaires : « ce qui suscite la haine, l’indignation, le dégoût ». Odieux ? Pour les dieux : ce qui leur déplaît odieusement. Odieux ? Pour d’autres, ce qui ne suscite un recours ni aux dictionnaires, ni aux dieux, mais à la politique.

Bertrand Crépeau Bironneau

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