Jean-Hugues Barthélémy (2)

Mardi 25 août 2020

23h : Kostas Axelos a compté -et conté- les jeux du monde : jeux dominés par la Nature (disons, l’antiquité) puis par Dieu (disons, le moyen-âge). Ensuite vinrent le temps des lumières et le jeu de l’Homme. Cette impression, alors, d’être entré dans une ère moderne. L’homme « au centre », enfin. Depuis cet éclair, depuis ce coup d’éclat européen, tantôt un lancinant fado, tantôt une vantardise.  La souffrance et l’espoir en même temps « ha, si seulement on remettait l’humain au centre ! » / « notre priorité : remettre l’humain au centre ! » Mais au fait, l’a-t-il déjà été ? Et si oui, où donc était placé tout le reste ? Remède du passé, mais maladie du temps moderne. Pendant que certains se centrent encore sur l’homme, nous, nous attendons un coup de fil : mon beau-frère doit être placé. Aliénation portée par des préoccupations humanistes -certes- mais aliénation tout de même.  Encore un proche séparé, encore un proche exclu par cette manie de vouloir mettre l’homme au « centre ».

Axelos évoque un quatrième jeu du monde : celui du temps présent, celui de la technique tout simplement. Le jeu hérisse nos poils d’homo sapiens, irrite les dieux, et acidifie les océans.   Mais le jeu mérite d’être pris en compte. Peut-être parce que nous n’avons pas le choix. Peut-être parce que le jeu n’est pas aussi antihumaniste qu’il paraît. Il ne relève pas, incontestablement, de ce que Gilbert Simondon a pu appeler un « humanisme facile ». Mais il n’est, cependant, pas un jeu qui nous rend humainement ignorants, insensibles et apathiques. Une appropriation critique, sensitive et politique est, de fait, possible : elle relève de ce que, à  la suite de Simondon, Barthélémy a pu nommer un « humanisme difficile ».

Mercredi 26 août 2020

5h15 : le premier humanisme des lumières a tellement éclairé l’homme qu’il a rejeté dans l’ombre ce qui le précède, l’accompagne ou le prolonge. Elle a obscurci tout ce qui rend la personne plus dense que son identité (sa substance auto-engendrée, résistante à ce qu’elle n’est pas, elle-même) ou que son altérité (la conséquence de ce que la forme ou le système social lui impose).   Entre ces deux « cas limites », Simondon identifie une zone d’ombre (mais dense) qu’il qualifie de « transindividuelle », voire de « spirituelle ».  Une zone d’intérité (d’amitié, de compagnonnage) où la personne imbriquée dans son milieu reste une personne et un milieu à connaitre.

Le jour n’est pas encore levé, je tente de me prendre pour une « lumière » alors que je suis en train d’ « utiliser » une lumière pour éclairer mon clavier (qui n’est pas autoéclairé). Je repousse aussi régulièrement mon chat qui aimerait commencer « sa » nuit sur ce clavier. S’auto absolutiser, s’imaginer au centre de son œuvre, ce n’est pas tout à fait la même chose que de s’imaginer la produisant en interrelations avec un ensemble d’individus plus ou moins techniques  et poilus. 

La notion « d’individu poilu » est parlante (miaulante, de là où j’essaie d’écrire) . La notion « d’individu technique » n’est, elle, peut-être, pas très intuitive. Dans la logique de l’humanisme « facile », on considère que cet individu est humain. Dans un humanisme « difficile », on considère que ceci est vrai, mais en partie ou plutôt, corrélativement à une époque : pour Simondon, cette époque correspond à celle « où l’homme remplaçait provisoirement la machine avant que de véritables individus techniques aient pu se constituer. » C’était l’époque où la figure de l’artisan pouvait encore donner l’illusion que l’homme était au cœur de son atelier, de son travail, de son œuvre. Cet individu technique était un modèle. Il portait en lui la capacité de relier la substance brute et naturelle avec des formes sociales et sociables (par exemple, de la terre avec des poteries). Il était à la fois trouveur, serveur et régleur : dénicheur de matériaux, porteur d’outils et créateur de formes. Je suis en train d’écrire un texte avec l’aide d’un ordinateur. Son dictionnaire m’aide à trouver des mots, son système d’ancrage m’aide à porter l’outil de transcription, son traitement de texte m’aide à donner une forme sociable. Suis-je un artisan ? Peut-être, mais pas tout seul ! Je suis en ce moment, en compagnie de plusieurs individus techniques qui portent en eux, eux aussi, la qualité, le modèle que l’on reconnaît dans la figure de l’artisan.

Cette compagnie, je peux l’envisager sous un angle autoritaire en me comportant comme un maitre vis-à-vis de cet ordinateur esclave sur lequel je « tape » mon texte. Je peux aussi envisager cette compagnie sous un mode servile en me comportant comme un esclave vis-à-vis d’une grammaire- maitre informatique qui me dépasse et m’écrase.

Pour sortir de cette manière de tenir compagnie à des individus techniques (soit comme maître, soit comme esclave) Simondon propose, assez logiquement, de les « libérer ». Pour y parvenir, il propose de s’inspirer de la pratique encyclopédique (qu’il va envisager sous un mode ontologique, voire génétique). La « compagnie encyclopédique » (l’expression est mienne) fut une sorte d’antidote au projet d’unification des jeux du monde fermé autour la figure de l’homme (et plus concrètement de l’artisan). En contre point, l’encyclopédisme propose un mode de relation ouvert. Un mode où les relations interindividuelles ne sont ni subies ni gouvernées par une intention supérieure d’unification.

9h30 : la matinée avance. Je me rends compte que je n’ai toujours pas écrit sur ce qui avait pourtant motivé ma venue, à l’aube, auprès de celui qui me rend « traiteur » de texte.  Je voulais commenter ce que je comprends des recherches récentes de Barthélémy. Son dernier livre n’étant plus disponible, j’ai dû me contenter de visionner une conférence qu’il a donnée à la fin de l’année 2019. Barthélémy évoque une intuition de jeunesse. À 20 ans (il est né en 1967 à Casablanca), il a l’intuition que « la philosophie est en crise parce que l’individu philosophant ne s’est jamais posé la question : quel statut ai-je au moment où j’affirme des choses ?» Il se dit hanté par ce questionnement depuis trente ans. Et il dit, aussi, qu’il a besoin, encore, de dix années d’écriture pour aller au bout de cette intuition.

Cela me laisse donc encore du temps pour bien le comprendre. Cela peut aussi laisser du temps pour s’intéresser au mouvement de l’analyse institutionnelle, et en particulier, à l’œuvre de René Lourau, qui s’est largement penché sur la question qui le hante. Celui-ci a, en effet, tout de même écrit: Le Lapsus des intellectuels (1981), Le journal de recherche. Matériaux d’une théorie de l’implication (1988), Actes manqués de la recherche (1997), Implication et transduction (1997).

Jeudi 27 août 2020

8h: je viens de relire ma prose d’hier. Je ne suis pas certain que Barthélémy apprécie le « flou artistique » de l’écriture de Lourau. Il est bien difficile, d’une façon générale, de ne pas subir de reproche de la part de cet « humaniste difficile ». C’est, précisément, ainsi que celui-ci  justifie sa fonction (qu’il tend à élever au rôle de statut). Et c’est ce qui semble piéger Barthélémy, lui-même, dans sa prédication. Sa hantise à vouloir coller ce statut (d’humaniste difficile et décentré) me gêne. Pour une part en tout cas. Pour le reste, je trouve que ce qu’il propose correspond « presque » à ce que je pourrais, moi aussi, relier à mes intuitions.

Dans cette conférence de 2019, Barthélémy tient à distinguer  l’activité du scientifique de celle du philosophe. « Le scientifique utilise des significations qui prétendent égaler ce qu’il souhaite objectiver » (significations mathématiques pour objectiver des phénomènes physiques, par exemple). « Ce n’est pas lui, en tant qu’individu psychique, qui « objectivise », » ce sont les outils (des individus techniques, probablement) qu’il utilise. « Le scientifique se décentre pour « le faire ». Ainsi « il ne se rend pas « originaire » à son insu ». Barthélémy pense que lorsque le philosophe qui, de son côté, objectivise des significations (pour égaler à travers ces significations ce qu’il veut signifier) « n’a rien pour se décentrer (…) c’est lui comme individu psychique qui objective les significations. Résultat, il présuppose à son insu que le sens qu’il manipule ne « le fait pas » (ne le métamorphose pas) « donc il se présuppose originaire ».

Et Barthélémy de soutenir que « le sens que le philosophe manipule « le fait » (le métamorphose). « Ce n’est pas le philosophe qui produit du sens. Il ne peut le produire que parce que d’abord, il est fait (métamorphosé) par le sens ». À ce moment de son exposé (autour de la vingt-cinquième minute), Barthélémy agite ses bras comme pour englober l’environnement de la salle et le faire venir en lui « tout ceci fait du sens en moi ».  Il saisit ensuite un stylo-feutre : « cet objet a plusieurs dimensions (…) il ne se réduit jamais à un objet à connaitre » (il n’est pas seulement l’objet des scientifiques), il peut donc aussi me faire » (me métamorphoser).

Vendredi 28 août 2020

17h, quelques remarques :

  • Barthélémy ne réduit pas l’activité des scientifiques et des philosophes aux seuls scientifiques et philosophes professionnels :  il évoque et distingue, ici, l’activité des individus connaissant et philosophant.
  • Si j’utilise le langage de Bruno Latour dans son enquête sur les modes d’existence (qui utilise, lui-même, celui de Michel Serres), je traduirais et simplifierais le propos de Barthélémy (exégèse du mode d’existence des objets techniques) ainsi : l’activité du scientifique produit du quasi objectif, celle du philosophe, du quasi subjectif.
  • La traduction du « le sens me fait » par le « sens me métamorphose » me permet de mieux comprendre l’exposé de Barthélémy.
  • Il semble, à priori, exagéré de dire que le philosophe « n’a rien pour se décentrer ». L’écriture, le langage, le traitement de texte, etc. « décentrent » l’intuition philosophique (Barthélémy est bien placé pour le savoir). Barthélemy insiste, cependant, sur ce point pour montrer ce qu’il attend du philosophe : la production d’une pensée qui passe uniquement par le connais-toi toi-même socratique. C’est autour de cette exigence que Barthélémy veut refonder la philosophie (pas moins). Il reproche aux philosophes depuis Platon (pas moins, bis) d’avoir abandonné ce détournement réflexif.
  • Ce détournement réflexif de l’individu philosophant entre en analogie avec le milieu qui est, lui aussi, détourné, éclaté par une multiplicité de sens. C’est ainsi que je résumerais, provisoirement, le projet de Barthélémy.   
  • L’artisan est l’exemple agissant de cet individu philosophant. Il porte, dans son œuvre subjective, une réflexivité objective qui le métamorphose.

18h33 : l’heure avance et je trouve le texte suffisamment long. L’artisanat m’a fait  dépenser assez d’électricité pour aujourd’hui. Je n’ai toujours pas écrit sur ce qui trotte dans ma tête depuis trois jours. C’est pourtant plus motivant, je crois. J’ai dit à une de mes sœurs que Barthélémy me ferait parler d’elle. Ça sera pour la prochaine fois.

Bertrand Crépeau Bironneau

Une conférence filmée de Jean-Hugues Barthélémy publié le 18/12/2019  – mis à jour le 29/12/2019. Sens, droit et réflexivité : de quoi la crise écologique est-elle la crise ? ici

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