Lire Pascal Nicolas-Le Strat : la sociologie comme science du voisinage

Réception du livre

Dimanche 28 novembre 2021

18 h 50,

J’ai reçu, avant-hier, le dernier livre de Pascal Nicolas-Le Strat : Faire recherche en voisinant. La plaine Saint-Denis. Campus Condorcet

C’est un livre produit par la maisonnette d’édition Ours édition. Il a un format « italien » 18 X 22,5, des photos en couleurs et une police de caractères agréable à lire.

En le feuilletant avant-hier, je me suis demandé quel était le nom de cette police (j’ai juste imaginé qu’elle était libre d’accès). Je viens, peut-être, d’identifier son nom après avoir lu l’avant-dernière page d’un mini-livre conçu par la même maison d’édition avec une police qui semble identique, Argile de Philippe Caza (il y est annoncé l’utilisation de la Linux libertine : « une police libre qui a bon caractère»).

Faire recherche en voisinant est un livre de 104 pages. Il est dépourvu d’index et de table de matières, mais on comprend en lisant la quatrième de couverture qu’il est divisé en 12 chroniques.

En parcourant, tout à l’heure, ces chroniques, j’ai remarqué qu’elles n’étaient pas datées. L’ordonnancement de ces chroniques semble plus spatial que temporaire. Quoique… les quelques bouts de phrases lues ici ou là m’ont donné l’impression de tenir en main un récit chronologique. Quoique, bis… lors de cette lecture rapide, j’ai repéré le mot rythmanalyse. Des analyses sur des temps et des lieux faibles ou forts : voilà peut-être ce qui rythme ce livre.

Le livre coute 15 euros. Le prix semble vraiment peu excessif au regard de la qualité esthétique de l’ouvrage.

Le format paysage permet de laisser les pages grandes ouvertes (en maltraitant un peu la reliure). La taille de la police et l’espacement des lignes permet une lecture à distance. C’est assez confortable, je peux lire ce livre ouvert sur mon bureau tout en utilisant mon clavier.  

Un nouveau feuilletage me fait remarquer que l’ouvrage compte treize sections. J’imagine que la première introduit les douze chroniques à suivre.

Place, axe de recherche

Plus tard,

La première section est effectivement une introduction. Pascal Nicolas-Le Strat (que je nommerais certainement par la suite PNLS) raconte qu’il a créé un nouvel axe de recherche au sein du laboratoire dont il a la responsabilité : Experice. Ce nouvel axe a pour nom territoire et expérience. Le thème me parle bigrement et je m’étonne de ne pas avoir été plus curieux depuis la création de mon dispositif de recherche : terragraphe.org. Comment ai-je pu ignorer ce blog cité par PNLS qui a hébergé les chroniques que je m’apprête à lire ? Comment ai-je pu passer à côté de cet axe de recherche alors que je me sens lié aux travaux de ce laboratoire, et plus particulièrement, il me semble, à ceux de Pascal ?

Je note que ce thème du territoire entre en résonance avec un dispositif de recherche initié par un autre chercheur associé à Experice Swan Bellelle (ce dernier a en effet créé une page Instagram nommée éducation et paysage).

Il existe dans ce laboratoire Experice une communauté d’intérêts pour le territoire, l’espace, le lieu, le terrain, le paysage, la place. 

La place… ce mot me fait remonter deux souvenirs liés au territoire de Paris VIII. Tout d’abord, cette remarque de Swan dans un resto chinois situé à quelques centaines de mètres de l’entrée de l’université. Une remarque à propos d’une discussion bien sérieuse sur le triptyque de Jean Oury statut, fonction, rôle.

Swan : « j’ajouterais à ces trois mots, celui de la place : à défaut de statut, de fonction ou de rôle, le SDF occupe, par exemple, une place bien concrète sur son bout de trottoir. Quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse, on ne peut rien dire ni rien faire sans prendre en compte la place qui est la sienne ! »

Le second souvenir concerne une phrase de Lacan que j’ai cité lors d’un atelier des fabriques fin 2016 (ma dernière participation à cet atelier, ma dernière discussion de vive voix avec Pascal). Alors que nous commentions la bataille d’un collectif d’habitant marseillais vis-à-vis de leur place de quartier, je m’étais pris de l’envie de convoquer Lacan (sans être tout à fait certain du lien entre ce personnage et la phrase que je citais) « si tu prends la place de l’autre, quelle place il lui reste ? ». Cela avait été gentiment accueilli par les participants et j’avais gentiment culpabilisé durant le trajet retour. Pourquoi avais-je voulu prendre la place d’un sachant dans cet atelier qui ouvrait de la place à tout autre chose qu’à l’épistémologie instituée ?

Oury, Lacan, je me demande, aujourd’hui, pourquoi ce mot « place », me fait me remémorer des souvenirs liés à des penseurs psychologiques. La lecture de ce début de livre me fait, peut-être, ressentir une forme d’empathie (psychologique) envers PNLS. Il présente,, en effet d’emblée aux lecteurs sa quête de territoire. Voici ce que j’en comprends : en 2018, PNLS répond à un « appel à locaux » pour obtenir une « place » dans un campus qui sera construit à Aubervilliers en 2019. Cet appel à locaux fait suite à la création de « l’axe de recherche » cité plus haut.

Axe de recherche : l’expression me parle ce soir, car j’ai coupé, tout à l’heure la glycine qui s’était enroulée autour du tronc d’un cerisier jonchant notre pergola. La glycine s’est mise en recherche autour de l’axe du cerisier. Son tronc est devenu le tronc commun d’une double recherche (axiale et tortueuse), voire d’une triple si j’y ajoute cette tentative de description. Laxe territoire et expérience est certainement aussi le tronc commun de multiples recherches. C’est l’impression que me donnent mes premiers feuilletages de l’ouvrage qui, je l’imagine, doit certainement faire un peu « état » de cet axe de recherche. J’y ai vu des photos enroulées autour du texte : des rues, des trottoirs, des chaussures, des hommes, des fenêtres, des bâtiments, des meubles rangés et des objets délaissés. Qui a servi à qui d’axes de recherche dans ce paysage urbain ? Qui a fait recherche en voisinant avec qui ou quoi ? C’est avec cette curiosité que je m’apprête à lire ce livre.  

Dans une communication institutionnelle, PNLS évoque le souhait de mutualiser selon une méthode d’égalité (qui évite les discriminations), expériences d’habitants, initiatives de collectif, capacitation citoyenne, savoirs spécialisés et savoirs d’usage.

Votre sociologie n’est qu’une affaire de citadins !

Lundi 29 novembre 2021

Après le diner, assis sur mon canapé,

Petite lecture jusqu’à la page 11. Je fais une pause, car je sens que le texte va s’emballer. PNLS parle de sa complicité avec Martine Bodineau, une chercheuse dionysienne (habitante de Saint-Denis). C’est avec elle qu’il organise depuis plusieurs années des ateliers de la fabrique de sociologie « faire ville en commun » et c’est à propos d’elle qu’un autre souvenir d’une de mes lointaines participations à cet atelier me revient :

– assis sur des chaises disposées en rond, nous discutions « sociologie ». Je trouvais les points de vie (et de vue) un peu trop urbains et j’osai proposer à l’assemblée, que de mon point de vie (celui d’un habitant d’une fermette isolée) la sociologie était une affaire de ville et non pas de campagne. Ce dont je me souviens, à propos de Martine, c’est de sa bienveillante attitude vis-à-vis de cette proposition. Plutôt que de la questionner, elle l’intégra, immédiatement, à sa propre réflexion : « he oui, et si la sociologie n’était, effectivement, qu’une affaire de ville ». Comme Martine avait pris au sérieux cette idée lors de cet atelier dionysien, je m’étais senti obligé, dès mon retour dans ma campagne lavernaise, de la prendre à mon tour au sérieux : « et oui, et si je n’avais pas dit une bêtise en affirmant que la Sociologie n’était qu’une affaire de citadins ?

Les jours passants, j’ai repoussé ce travail. Il me faudrait profiter de ce journal pour l’aborder enfin.

Mercredi 1er décembre 2021

Pour commencer à décrire ce lien « exclusif » entre la Sociologie (avec un grand S) et la vie urbaine, il me faudrait retrouver l’émotion qui m’avait fait prendre la parole lors de cet atelier. Cela est assez facile. L’émotion n’est pas très loin. Je ressens une forme de méfiance envers les discours qui se serve de la sociologie pour en faire une chose à expliquer plutôt qu’à étudier. Ce type de discours qui tend à donner une puissance démesurée à un simple élément de la connaissance (la sociologie) me donne envie de fuir la discussion et même, donc, la « ville ». Voilà pour l’émotion. Voilà, aussi, pourquoi j’aime lire PNLS. Le sociologue qui se dit motivé par l’investigation et la théorisation des approches micrologiques et micropolitiques (p.11) est bien loin de me procurer ce sentiment de rejet.

Cependant, j’ai senti, tout de même, lors du début de cette lecture, que je restais comme en « alerte ». Je me dis que cela perdura tant que je n’aurais pas élucidé mon malaise vis-à-vis de la sociologie des villes.

Une sociologie de peu

Dimanche 05 décembre 2021  

Retour a la page 10. PNLS évoque ses expériences de « fabriques en commun » ainsi que des dispositifs liés à Paris VIII que je cerne mal : IDEFI-CréaTic, et ArTec. Cela ne me semble pas essentiel pour comprendre cette phrase, page 11 : “c’est donc outillé par ces expériences (…) que je prends pied à Campus Condorcet”. Dans les phrases suivantes, PNLS évoque ses propres distances vis-à-vis de la démesure sociologique (ou plus largement épistémologique). Contrairement à d’autres responsables de labo de recherche qui s’apprettent, eux aussi, à déménager, Pascal se présente comme un directeur ayant peu de souci technique à résoudre. « Chercheur de peu », il se sent face à un dispositif plus difficile à conceptualiser qu’à déménager.

Autre illustration de son attitude envers la démesure, page 14 «  Nous laissons le global et la recherche « en majuscule » à ceux qui sont en capacité et en motivation institutionnelle de le faire, et d’agir financièrement, matériellement, effectivement (effectif en personnels) à cette mesure”.

Saint-Denis, ma terre de contraste

Lundi 06 décembre 2021

Saint-Denis. Cette ville évoque, pour moi, les railleries de ma première épouse (dionysienne) à propos de mon souhait de travailler au pied des « cages d’escalier » (Cf mon journal de formateur). Saint-Denis, presque un quart de siècle plus tard, c’est aussi la ville où Nanou nous a déniché une chambre d’hôtel pour que l’on puisse se rendre à pied à la salle Gilles Deleuze de Paris VIII le matin de ma soutenance de thèse (en oct. 2013). Raillerie/douceur : Saint-Denis, c’est très précisément ma terre de « contraste » (comme disent les brochures touristiques).

Véranda & éducation au voisinage

Ce souvenir encore, qui est peut-être lié à ce que j’essaie de cogiter depuis quelques jours. Lors de la présentation de ma thèse, j’ai parlé de véranda (à défaut, peut-être, de cages d’escalier) :

“Dans ma Vendée natale, je remarque qu’un nouvel outil technique est apparu dans les fermes depuis les années 2000 : la véranda. Ce n’est pas rien, car avant son apparition, les réceptions de voisinage s’opéraient dans des lieux distincts. Mon grand-père invitait les hommes à boire « son » vin à la cave et ma grand-mère invitait les femmes à boire “son” café dans la cuisine. Aujourd’hui, tout le monde boit du vin ou du café dans la véranda ! C’est une révolution technique qui agit concrètement sur l’éducation des habitants vendéens ».

L’équipe : l’envie d’y être !

Mardi 07 décembre 2021

Lecture vraiment lente. Je retrouve le livre tard dans la soirée et le confort de mon canapé ne m’aide pas à être tonique.

Je lis toujours l’introduction. “Modestie des moyens et sensibilité microsociologique”. Voilà ce que je retiens de ces premières pages. J’aime cette articulation. Malgré la fatigue du soir (ou à cause d’elle), je regrette de ne pas habiter Saint-Denis actuellement pour mener ce travail avec cette équipe de chercheurs oscillant entre permanence et déambulation (bref, voisinant).

Un travail d’équipe. Lorsque PNLS voisine seul, il le fait en embarquant des lieux de son passé de microsociologue. Il le fait, aussi, en embarquant d’autres microsociologues. Outre Martine Bodineau (faiseuse de collaboration) sont cités Louis Staritsky (fanzineur) pour lequel le livre est dédié, Thomas Arnera (diariste public à Villeurbanne), Benjamin Roux (artiste des histoires collectives) et Amandine Dupraz (universaliste du hors-les-murs).

Toute cette équipe ne travaille pas en résidence à Condorcet, mais une sensibilité micropolitique commune semble les réunir. C’est beau. J’aimerais y être !

Je sens aussi une réticence. Je n’ai pas envie de succomber à la tentation de me brancher “totalement” sur un dispositif existant. Je suis impliqué dans un terrain rural dont ses propres exigences ne semblent pas être totalement prises en compte par ce que je comprends aujourd’hui de ce dispositif urbain. C’est cette exigence qui m’a fait créer le dispositif terragraphe fin 2019. C’est elle qui me le fait le tenir.

À propos de ce dispositif, je viens d’ajouter un nouveau slogan au bandeau du site terragraphe.org :

nos terrains, au quotidien, recommençons à les décrire

Jeudi 09 décembre 2021

Entre autres “communs” avec l’équipe citée avant-hier : ce constat que la moindre activité de recherche est inévitablement politique. Même avec peu de moyens, l’activité de recherche ne peut être qu’une activité d’alliance, de parti pris avec des quasi-objets (ou des quasi-sujets) avec qui l’on parlemente (ou pour qui on parlemente). Plus prosaïquement, c’est ainsi que je traduis l’inclinaison de PNLS à imaginer possible la rémunération d’un groupe de réparateur de rue pour leurs heures qu’ils vont passer à coproduire de la recherche pour l’axe “territoire et expérience” (p.30).

Rythmanalyse

Vendredi 10 décembre 2021

Je continue à lire ce faire recherche en voisinant avant d’aller me coucher. Hier, je me suis laissé emporter par la lecture des deux premières chroniques. Le texte foisonne de récit de micro-rencontres de voisinage. Il m’a été difficile d’arrêter de le lire, car les rencontres (qui s’enchevêtrent plus qu’elles ne se succèdent véritablement) sont passionnantes. Je me suis senti pris au milieu d’un roman urbain où les personnages sont autant des objets techniques (au sens large) réunis en des micro-lieux que des personnes (toujours au sens large) réunies dans des micro-groupes. J’ai refermé le livre hier, sans rien noter sur ma tablette et sans me le reprocher. Les chroniques parlent d’elles-mêmes. Je ne me vois pas les traduire ou les résumer. Les relire, oui.

Ce constat à propos de ma rythmanalyse personnelle : je ne lis pas lorsque j’écris. J’écris lorsque je ne lis pas et il y a des moments (la nuit particulièrement) où je cogite beaucoup plus que lorsque j’écris. Tout cela ne voisine pas parfaitement.

Visite à Simondon

Lundi 03 janvier 2022

La période de vacances m’a fait suspendre la lecture du livre de PNLS. Avant de la reprendre, j’ai envie de lire dans des pages d’un livre de GS : Gilbert Simondon (un collage de texte nommé Sur la philosophie [1950-1980] aux PUF). Je crois me souvenir avoir lu des analyses à propos du lien privilégié entre la Sociologie et la ville.

Plus tard,

J’ai souligné de nombreuses phrases sur ma liseuse et je ne sais pas, en ce milieu d’après-midi pluvieux, comment en faire le tri. Je pourrais, peut-être, commencer par le point de vue de GS sur une pièce de théâtre de Jules Romains : Cromedeyre-le-Vieil (1920). Pour GS, cette pièce met en scène un conflit entre la conscience unanimiste et la conscience des éléments. Familier de l’œuvre de Simondon, j’ai reconnu dans cette opposition celle proposée dans son mode d’existence des objets technique : pensée religieuse contre pensée technique (l’une cherchant à actualiser l’unité, la seconde à potentialiser le multiple). Simondon écrit que dans ce texte fictionnel, Romains juge la province inapte à susciter cette pensée de l’unité. Aux yeux de Jules Romains, la province ne possèderait, en effet “pas de villes assez grandes pour que la conscience unanimiste puisse s’y développer”. Selon GS, le jeune chef de cette pièce de théâtre « est unanimiste, tandis que la population de ce village des pentes du Mézenc est encore restée une population pastorale, liée directement aux éléments”.

Dans cette optique caricaturale, les citadins peuvent « être éduqués, travailler et mourir sans avoir jamais connu la campagne ni avoir eu conscience de l’existence des éléments naturels ». Les éléments sont, pour eux, exclusivement  « humains ». Leur monde des choses, ce sont : les groupes, les assemblées, la foule et toutes les institutions et constructions qui leur sont liés. Au lieu de développer une pensée technique (des éléments) vis-à-vis des choses de la nature, ces citadins développent une pensée religieuse (unanimiste) liée à des choses humaines.

L’amour de l’éducateur de rue

Les chroniques que je continue à lire sont riches de rencontres avec des choses humaines. C’est un peu « bateau » de le souligner, car, de fait, Pascal déambule dans une plaine urbanisée. Cette déambulation me fait penser à mon ancienne activité d’éducateur de rue dans un quartier de la ville du Mans. Le service qui m’employait n’était pas encore implanté sur ce quartier. Nous avions reçu avec ma collègue la mission de voisiner. Joli job. S’installer dans un appartement, y mettre des bureaux et un atelier de réparation de vélo, puis discuter avec les voisins de palier, du hall, des rues environnantes ; acheter son ticket à gratter chez le buraliste du coin, jouer au foot sur le city stade, être visible à la sortie du collège. Une année d’enquête soutenue par la tenue d’un journal de rue.

« D. vu le matin, salué d’un geste discret de la main l’après-midi ».

Une année à la quête d’un public. Ensuite, seulement ensuite, quelques accompagnements éducatifs pour justifier notre job d’éducateur. Après cinq années, je quittais mon poste pour faire le formateur d’éducateur. Je fuyais alors une équipe qui était devenue folle. La rue rend fou. Par chance, cette folie ne guette pas la grande majorité des jeunes habitants qui savent construire des transversalités au-delà de leur assignation à résidence. Par malchance, elle guette les éducateurs de rue qui font de cette « rue » une totalité.

La santé du staff qui voisine est essentielle. Son coefficient de transversalité (tel que le définit Guattari) doit être le plus élevé possible. Sinon, elle s’enferme et elle enferme lors de ces rencontres. Sinon, elle n’arrive pas à se contenter de leur rareté…

Le voisinage avec le « peu » nécessite d’être ouvert à ces variations : le brouhaha presque silencieux, la rue presque déserte, les regards presque échangés.

Plus tard,

L’expression coefficient de transversalité est une belle astuce de Guattari pour désigner un mot sur-saturé de sens et de non — sens : l’amour. Comment un éducateur, un chercheur peut — il se mettre en quête de « son » territoire sans un grand coefficient de transversalité ? Cette même question terminée par le mot « amour » semblerait plus suspecte. Elle n’exprimerait pourtant pas un questionnement très différent.   

Voisinage ultra urbain, puis ultra rural

Mon travail de formateur m’a propulsé dans une autre dimension urbaine. Ce n’était plus deux, trois, dix jeunes que je rencontrais chaque jour de travail, mais des dizaines, des centaines de jeunes adultes. Mon bureau était situé tout près du hall d’entrée. Laissant souvent la porte ouverte, je m’étais surpris à sourire à la moindre silhouette l’approchant. (À ce point que j’avais dû tenir un journal de bord pour enquêter sur cette question : à qui ai-je souri bêtement aujourd’hui ?)

Quelques années plus tard, en quittant le monde du travail salarié, j’ai quitté la ville et son urbanité. Je me suis confiné dans ma fermette. Depuis sept ans, avec Nanou, nous voisinons quotidiennement en marchant une bonne heure autour de chez nous. Nous rencontrons des chemins, des routes, des panneaux, des prairies, des chevaux, des éoliennes, des poubelles, des maisons, des hangars. Parfois une voiture passe. Nous saluons systématiquement son conducteur au cas où il s’agirait d’une connaissance. Marchant avant midi, il nous arrive de croiser nos voisins qui rentrent déjeuner chez eux. Parfois la voiture s’arrête et nous discutons. Plus rarement, un voisin apparait dans son jardin. La discussion peut être plus ou moins longue. Nous pouvons rencontrer une ou deux fois par an certains voisins. Aussi nombreux, mais plus magiques sont ces jours de marche où le voisinage se fait intense. Ces jours-la, nous rencontrons et discutons avec quatre à cinq voisins différents !

Dimanche dernier, nous avons marché sur les contours d’un champ de blé fraichement semé pour essayer un nouvel itinéraire. Dans la ferme avoisinante, nous avons vu un homme quitter sa cour de ferme pour nous rejoindre. Il s’est adressé à nous en se disant rassuré : « ha, je craignais voir des rôdeurs ». C’est la première fois que nous rencontrions cet homme qui s’est présenté comme étant le neveu du propriétaire des terres. La petite discussion pleine de politesse n’a pas été passionnante, mais nous avons appris que la cousine de ce monsieur donnait des cours d’équitation. Nous lui avons dit que cela pourrait intéresser notre petite fille du Gers lors de ces vacances dans la Sarthe.

Fête des voisins/ fête du commun

Il y a une dizaine d’années, Nanou a initié la fête des voisins. Malgré la crainte du Covide, nous étions une bonne vingtaine lors de la dernière édition. Nanou a su imposer l’idée qu’il fallait se rencontrer sur un « commun » (un air où il y a une table de piquenique dans la forêt) plutôt que chez les uns et les autres. À deux reprises, certains de nos voisins ont tenté de rapatrier tous les fêtards chez eux. La dernière fois, ils ont, en partie, réussi en prétextant l’arrivée d’une averse. Une scission s’est opérée entre ceux qui voulaient braver la pluie pour faire vivre le commun et ceux qui voulaient montrer tout l’intérêt du confort de l’espace privé.

Nanou s’implique beaucoup dans la pratique du voisinage. Elle a, entre autres, une théorie singulière vis-à-vis de la solidarité entre voisins. Pour elle, il ne faut pas commencer par vouloir aider ses voisins. Il faut, tout au contraire, en premier lieu, les solliciter (pour un coup de main, un conseil). C’est ainsi qu’ils accepteront, éventuellement, à leur tour, de se faire aider.

Tout à l’heure, passant à côté du canapé où j’étais installé pour lire, Nanou m’a demandé ce que je lisais.

– Faire recherche en voisinant de Pascal Nicolas Le Strat

– ha, tu vois que j’ai raison ! On fait de la recherche en voisinant !

Espace vert/ espace fer

Mardi 04 janvier 2022

Je reviens au livre de Simondon ouvert hier. Le philosophe distingue, donc, le rapport aux choses humaines du rapport aux éléments de la nature. Comme le clivage semble excessif, Simondon a recourt à une œuvre de fiction. Évidemment, GS ne cherche pas ici à désigner une réalité globale. Il tente simplement de déceler des modes d’existence (et de conscientisation) distincts. Cela va de soi : je ne saurais dire si j’ai rencontré plus de choses humaines lors de mes déambulations urbaines que lors de mes promenades en campagne. Cela va de soi : « ma » campagne est loin d’être un espace sauvage : elle est cultivée, construite, planifiée, étatisée, traversée pas de multiples réseaux (celui de la fibre a occasionné l’apparition de nouveaux poteaux le long des routes du village). Cela va de soi : « ma » cité où je déambulais professionnellement était loin d’être un espace entièrement urbanisé. (J’ai souvent jardiné avec des habitants là-bas : dans les jardins des écoles, dans une clinique des plantes d’appartement que nous avions instaurée).

Un autre exemple : avant de faire l’éducateur de rue, j’ai exercé dans les « espace-vert ». De l’extérieur, on peut imaginer que les jardiniers modernes sont quotidiennement en rapport direct avec des éléments « verts ». Ce n’est pas tout à fait exact. L’ouvrier d’espace-vert est d’abord en contact avec sa débroussailleuse, sa tondeuse, ses rampes métalliques, son camion-benne bref avec tout un environnement qu’il conviendrait plus justement de qualifier d’« espace-fer ».  

Malgré ces expériences où cette distinction entre le rapport aux choses non humaines et humaines ne me semble pas pertinente, j’ai tout de même envie d’aller au bout de cette marotte formulée lors d’un atelier dionysien sur un lien exclusif entre la pensée sociologique et la vie urbaine.

La sociologie rurale dominée par la sociologie des villes

Cette hypothèse historique tout d’abord : les expériences de micro-sociologie rurale, nommée comme telle, existe (je l’imagine) au moins depuis les années « 60 », au moins depuis que la sociologie rurale s’est imposée en tant que discipline.

Cette question, ensuite, que j’ai envie de poser à Gilbert Simondon :

BC — « ces expériences de retour à la nature, d’habitat et d’activité de travail partagé sont-elles, selon vous, animées par une conscience unanimiste ou par une conscience des éléments ? » 

GS — « Si certaines pensées totalitaires modernes retrouvent le contact avec les éléments, c’est à travers la communion du groupe et non de manière directe, au moyen des seules opérations agricoles ou pastorales. » (emplacement 6093).

BC – « Oui, GS, je suis d’accord avec vous, on peut remarquer que le dispositif de la fête des voisins, par exemple, a migré de la ville vers la campagne (ou vers les zones semi-urbaines). Lors de sa création, à la fin du siècle dernier, ce dispositif était nommé fête de l’immeuble. L’immeuble est une chose humaine suggérant la communion de groupe (portée par la conscience unanimiste). C’est cette conscience sociologique (au sens ancien) qui a institué le dispositif de la fête des voisins telle que nous la pratiquons, depuis près d’une décennie, dans l’un de nos communs forestiers ».

Plus tard,

Cette conscience sociologique urbaine est vue comme une pensée dominante (religieuse). Une pensée qui tente de dominer la conscience des éléments (technique). Voilà, entre autres, pourquoi certains de nos voisins n’ont pas pu adhérer au projet de commune participative proposé par notre liste de candidats lors de la dernière campagne électorale. La « participation » ils la vivent déjà quotidiennement avec des éléments de toute nature (humains et non humains). De proche en proche, cette participation les fait s’engager dans des solidarités de voisinage souvent très fortes. C’est pourquoi, ils n’acceptent pas qu’une conscience unanimiste leur « donne des leçons » en matière de participation.

La sociologie des groupes contaminée par la sociologie des choses

L’ouvrage Faire recherche en voisinant met en valeur cette participation de l’auteur et des personnes qu’il rencontre avec des éléments. Ce n’est pas, au sens restreint, un ouvrage sociologique. En même temps, cela en est précisément un. C’est peut-être le premier ouvrage de sociologie que je lis où les récits du rapport aux groupes ne dominent pas ceux du rapport aux choses.

Pour accentuer le trait de cette force donnée aux éléments dans ces chroniques de voisinage, je pourrais construire un index des éléments un peu à la manière du tableau périodique des éléments de la table de Mendeleïev. C’est ce que j’ai tenté de faire sur le site terraghraphe.org en plaçant sur une même page du site (la page loinverlà) près d’une centaine d’éléments liés à un petit territoire géographique. Le dispositif ne me convient pas encore. Je cherche à l’améliorer. Peut-être pourrais-je y arriver en me décentrant sur les éléments cités dans ce dernier ouvrage de Pascal Nicolas-Le Strat.

Par exemple à la page 55, je pourrais indexer les éléments trottoir, marteau, petit objet plastique de la taille d’une main, composants électrique ou électronique, fils de cuivre, structure métallique, bâtiment, métaux, caddies, métro, charriot, voiture, photo, 50 euros, outils, langue romani… Et aussi, un homme assis, un monsieur qui lève les yeux, personnes de sa famille… Et encore, j’aperçois, je remarque, je désigne, je ne parviens pas, je comprends, ils discutent…

Suis-je en train d’exagérer lorsque je me dis que ce livre témoigne d’un revirement qui s’opère dans la pratique sociologique. La sociologie rurale fut longtemps une sociologie de la ville, une sociologie des choses mondaines adaptées avec une certaine violence à la vie rurale. En lisant ce livre, je me dis que c’est, à présent, la sociologie urbaine qui est en train de se faire contaminer par cette participation sociologique envers des éléments (cette participation qui fut longtemps considérée comme « asociale »). 

De l’esclave élaborateur à l’esclave producteur

Il me faudrait à nouveau interroger Gilbert Simondon.

 BC — La participation aux éléments n’était-elle pas valorisée par la culture dominante dans les temps anciens ?

 GS — Oui, dans l’Antiquité « les techniques de production, agricoles et pastorales, produisaient une mythologie et servaient de point de départ à une pensée réflexive » de leur côté, « les techniques d’élaboration étaient à un rang inférieur et ne s’exprimaient pas dans la pensée réflexive. Elles étaient données aux esclaves. » (Emplacement 6215).

BC – « Quand je fais un cours sur la pédagogie, je raconte cette fable grecque du pedagogos. Cet esclave qui emmenait l’enfant vers le grammatiste ou le pédotribe (par exemple) vers ceux qui demandaient à l’enfant de produire des éléments (des mots, du corps). Lors de ce cours, je tiens aussi à préciser que l’esclave était, surtout, celui qui ramenait l’enfant chez lui : il était celui qui arrachait l’enfant du voisinage avec les éléments pour l’aider à élaborer. Ce travail d’élaboration n’était pas soutenu par la réflexivité dominante (qui s’appuyait sur l’activité de production). L’esclave agissait et pensait (on l’imagine) d’une façon solitaire.

GS : oui probablement et le développement de l’artisanat (portant une pensée plus élaboratrice que productive) a permis aux descendants de ces esclaves de s’émanciper et cela jusqu’au XVIIIe siècle où “les techniques d’élaboration ont clairement dominé les techniques de production” (6206)

BC – Donc, à partir de ce siècle, la conscience unanimiste (sociologique) ne s’appliqua plus au contact direct avec les choses de la nature, mais avec les choses humaines ?

GS – Oui, et à présent “les esclaves modernes sont les agriculteurs, car, par rapport aux esclaves anciens, ils sont placés dans la même situation : ils sont isolés et ne peuvent pas s’exprimer ; ils n’ont pas accès à la culture parce que la culture moderne a été élaborée à partir des techniques d’élaboration ; elle est un fait urbain. Par là s’explique le fait que l’idée sociale ne soit pas comprise ailleurs que dans les villes.” (6224)

Que retenir de la fable philosophique de Simondon ?

Il me faut quitter Gilbert Simondon et sa fable philosophique. Qu’en retenir ? Que certaines époques valorisent certains types de voisinages. Voisinage des choses et donc, “production”. Voisinage sans ces choses et, donc, “élaboration”. Retenir, aussi, qu’un type de voisinages se font au détriment de l’autre. Que la sociologie, en tant que discipline, est apparue à une époque où ceux qui voisinaient avec les choses étaient trop isolés pour donner du poids à leur conscience réflexive de producteur ; et ceci aux dépens de la conscience réflexive des “élaborateurs”, c’est-à-dire de la culture de ceux qui voisinaient sans les choses.

Pourquoi lire Faire recherche en voisinant ?

Voilà pour la fable. Voilà, aussi, peut-être pourquoi j’ai aimé passer du temps avec ce Faire recherche en voisinant. De mon point de vue, ce “faire” de sociologue ne cherche pas à opérer un dépassement dialectique entre la sociologie des villes et la sociologie des friches. Il ne cherche pas, non plus, à opérer un nouveau basculement du côté de la conscience des choses (cela, les ineptes comices agricoles, les ineptes publicités sur le retour à la nature et même, parfois, les ineptes projets des fermes pédagogiques s’en chargent). Ce “faire” de sociologue est un “faire” qui déambule entre des consciences sociologiques entremêlées : celles d’habitants (plus ou moins humains) qui ne cessent de voisiner plus ou moins et, très souvent, plus que moins …

Ces voisinages sont nombreux dans ces chroniques nicolas-lestratiennes. Ils pourraient faire l’objet, elles aussi d’un index. Par exemple, voisinage entre la mécanique des rues et la mécanique universitaire, voisinage entre l’économie populaire et le marché du centre-ville, voisinage entre histoire ouvrière et arrivée des nouveaux travailleurs et travailleuses, voisinage entre les coulages huileux de la plaine Saint-Denis et l’encre de ce livre.

Mercredi 05 janvier 22

À propos de ce livre, cette impression de ne pas avoir commencé à le décrire, ce souhait de reprendre mes prises de notes et de les associer (les faire voisiner) avec ce petit journal de vingt pages tenu autour de la lecture du livre le travail du commun en 2017. À voir.

Pour le moment, je compte déposer cette première ébauche sur le site terragraphe. Pour donner envie de se procurer le dernier ouvrage de Pascal Nicolas-Le Strat auprès de la maisonnette Ours édition, je pourrais conclure ce texte par ceci :

Comment décrire le voisinage si l’on ne voisine pas soi-même ? Comment dire si ces voisinages que l’on décrit sont faibles ou forts si l’on n’éprouve pas soi-même de la faiblesse ou de la force en voisinant ? Enfin, autre fausse question qui cache à peine une vraie affirmation : comment refuser de voir la sociologie comme autre chose qu’une science du voisinage ?

Bertrand Crépeau Bironneau

Pour commander l’ouvrage : ici

https://ours-editions.kkaoss.net/produit/faire-recherche-en-voisinant/
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