Glyphosate & porte-paroles villageois

 

Mercredi 12 juillet 2023

Un agriculteur de mon village a récemment affirmé lors d’une réunion de conseil municipal que « le glyphosate était moins dangereux que le sel de table ! ». Lors de cette réunion publique, son intention de présenter un fait « brut » paru à l’assemblée moins présente, que celle d’énoncer (et peut-être même, malgré lui, de dénoncer) un monde « brutal ». Sa démonstration physico-chimique fut, pour lui, un moyen de se faire le porte-parole d’un monde où les concurrences (économiques et végétales…) s’imposent… et imposent l’agriculture conventionnelle.

La déclamation savante de cet agriculteur fut aussi un cri du cœur. Cela ne peut être autrement. À propos du glyphosate (comme de beaucoup de sujets de controverse) nous ne pouvons pas énoncer des « faits » (voire des « méfaits ») comme s’ils se soutenaient eux-mêmes. En les énonçant, nous énonçons, aussi, les valeurs et les « mondes » qui (de fait) les font se tenir (et nous font tenir).

Je n’étais pas présent lors de cette réunion. J’imagine que je serais resté hébété comme le jour où j’ai vu avec quelle fierté les agriculteurs de mon canton exposaient, lors d’une fête agricole, leurs grandes machines à traiter sur la place de « mon » village.

Cette intempérance des acteurs locaux de l’agriculture conventionnelle m’avait fait saisir, ce jour-là, que l’on peut décidément vivre dans le même village, mais pas nécessairement dans le même monde. Dans le monde de ces glorieux traiteurs volontaires, la subsistance quotidienne est sauvée et sauvegardée par les pesticides. Dans le mien, ces mêmes pesticides « peuvent » occasionner des cancers comme le myélome multiple avec lequel j’essaie de subsister au quotidien (plutôt bien, pour le moment, en fait).

Notre vision de la subsistance quotidienne nous fait vivre dans des mondes radicalement différents. Pourquoi pas… Leur multiplicité peut être salutaire… Mais lorsque la vision de la subsistance de mes voisins agriculteurs leur fait épandre du glyphosate dans leurs champs qui voisinent le mien, nous nous retrouvons, d’un coup, non dans le même monde, mais dans le même village et donc, inéluctablement, sur la même planète !   

Cet épandage n’est pas celui d’une opinion, mais d’un produit bien réel qui pollue concrètement « mes » milieux aquatiques. Lorsque je peste, ici, contre l’utilisation des pesticides, suis-je, à mon tour, en train de faire parler un « fait scientifique » ou bien les émois de mon « monde d’écolo » ? Les deux nécessairement. Sauf que ce « fait » de la pollution aquatique fait partie, aussi, du « monde » de l’agriculture conventionnelle, un monde qui est, par nature, ému et mu par des affects écologiques, si je puis dire. La preuve ? Bayer, le fournisseur en Glyphosate de mes voisins agriculteurs, annonce dans une note de bas de page de son site Internet que les désherbants qu’ils proposent à la vente sont, de « fait », « très toxiques pour les organismes aquatiques et entraînent des effets néfastes à long terme [1] ».

Les organismes aquatiques cités, ici, sont, entre autres, ceux de mon village. Face au portes -paroles, locaux de l’agriculture chimique, cette note de bas de page se fait, donc, la porte-parole des organismes aquatiques de ma contrée. N’est-ce pas aussi, ici, à la fois très touchant et concret ?

Un agriculteur (et ancien député de la Creuse) a donc eu raison de dire sur France info le 6 juillet dernier  « que l’on ne pouvait pas interdire des produits justes parce que c’est la mode et parce que ça fait plaisir à trois écolos du huitième arrondissement[2] ». Ce n’est effectivement pas du tout pour faire plaisir à ces trois organismes écolos parisiens qu’il faut interdire ces produits, mais bien pour prendre en compte ce « point de vie » des organismes aquatiques défendu par cette note de bas de page du site Internet de la firme Bayer. 

C’est grâce à cette approche des « points de vie » que je me veux optimiste. Malgré les rapports de forces en présence, des basculements sont possibles. Inès Mosgalik rapporte, ainsi, dans son article Le glyphosate, une molécule plus forte que la démocratie[3] que « la majorité des membres qui ont rejoint l’association “phyto- victimes” sont des exploitant. e. s qui pratiquent une agriculture intensive, sans parcours militant préalable, proches du centre droit et a priori peut réceptif. ves à la critique du productivisme. » (p.160). Le basculement de leur point de vie (de phyto-victimes) a fait basculer celui de leur point de vue (sur l’utilisation de ces phyto -traitement).

L’agriculteur de mon village (qui affirme que le sel de table est plus dangereux que le glyphosate) prend, probablement, en compte les points de vie de ses collègues phyto – victimes avec la même lointaine attention que cette note de bas de page évoquée plus haut. Si par hasard, il venait à se rallier à eux (et à elle), je l’inviterais volontiers à ma table pour faire la liste de nos adversaires devenus communs. Il n’a rien à craindre. Je n’utilise ni le glyphosate pour préparer le sol de mes légumes ni de sel de table pour les assaisonner.  


[1] https://www.bayer-agri.fr/produits/fiche/herbicides-absolu-pro/

[2] https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/pesticides/glyphosate/glyphosate-on-ne-doit-pas-interdire-des-produits-parce-que-ca-fait-plaisir-a-trois-ecolos-du-8e-arrondissement-estime-l-agriculteur-et-ancien-depute-jean-baptiste-moreau_5934782.html

[3] Le glyphosate, une molécule plus forte que la démocratie Controverses, modes d’emploi, éd. Sciences Po, 2021). L’article a été écrit à partir d’une enquête de Thomas Tari un des animateurs du programme Forccast : une Formation par la Cartographie des Controverses à l’Analyse des Sciences et des Techniques qui a été menée entre 2012 et 2019 (le livre Controverses, mode d’emploi conclut ce programme de formation).

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