Gambader comme un Thoreau

L’année 2013 fut, pour moi, une année de confinement. La maladie m’a conduit à réduire considérablement mon espace vital par obligation, mais aussi, par instinct de survie. Quelques variations dans ce confinement : une chambre stérile, une maison fertile en soins, des balades quotidiennes de régénérescence sportive ; deux sorties marquantes : l’anniversaire de ma nièce, Fanny, en août et en Mayenne, puis ma soutenance de thèse en octobre, en Seine Saint-Denis et en petite forme. Moi, qui rêvais de grand large, je n’en ai pas mené « bien large » durant ces douze mois sans travaux. Deux ans plus tard, après une année de reprise professionnelle partielle, j’ai convenu qu’il était plus sage de ne pas reprendre à temps plein mes activités de formateur et d’enseignant à l’université. Le confinement m’avait fait vieillir. Je ne voulais pas que le jour d’après de ma sortie de maladie soit comme celui d’avant. Je ne voulais pas gâcher tout ce que les soignants, les laboratoires pharmaceutiques, mon épouse, mes proches et mes globules rouges avaient eu la générosité et l’audace de miser sur ma pomme.

Je peux donc dire que je fais partie des gens qui ont expérimenté la formulation d’espoirs pour le jour d’après. Je peux aussi dire que ce n’est pas une partie facile. (Mes deux principaux beaux rêves éveillés, d’alors, m’ont plongé, avant tout, dans une belle contradiction : je rêvais de parler des langues étrangères et de pouvoir, simultanément, méditer toute la journée en silence ; je rêvais de parcourir le monde et simultanément de cultiver un jardin de plantes aromatiques).

Le philosophe Bernard Stiegler raconte que, durant son incarcération, il commençait sa journée par lire Mallarmé, car cela lui mettait « les idées en place[1] ». Il finissait avec Proust, et « entre les deux, il étudiait la philosophie en lisant le matin et en écrivant l’après-midi ». Selon lui, tous les confinements permettent de revaloriser « le silence, les rythmes que l’on se donne, plutôt qu’on ne s’y plie ». Cela suppose une pratique « très parcimonieuse et raisonnée des médias et de tout ce qui, survenant du dehors, distrait l’homme d’être un homme ». D’où l’importance de préserver « la virginité du matin » qui grâce à l’absence de distraction médiatique « peut alors devenir une fructification du vierge, du vivace et du bel aujourd’hui pour autant qu’il soit conduit avec ce que les stoïciens appellent tekhnè tou biou et Foucault “technique de soi[2]”.

Au fils des mois de mon confinement, j’ai découvert quelques-unes de ces techniques : les technologies industrielles propres à la gestion des patients cancéreux et les astuces bricolées de ces mêmes patients à l’affût de gestes de soins alternatifs. Je n’ai pas rêvé vouloir “tout changer”. Je me suis plutôt dit que mon jour d’après devait s’appuyer sur les techniques de soin qui me réussissaient, déjà, plutôt bien. Entre autres, j’ai continué à lire et à écrire. J’étais habitué à le faire pour mon travail ou pour mes études, c’est-à-dire dans l’idée de pouvoir, le jour d’après, le restituer devant des tiers. Comme je ne voulais plus de ce type de lendemain, j’ai appris à savourer le moment de recherche pour lui-même. J’ai écrit des centaines de pages (souvent liées à mes lectures) sans me demander si je pourrais moi-même les relire un jour. J’ai tenu des dizaines de journaux ouverts sur des moments distincts (cela me permettait, par exemple, de ne me sentir malade qu’au moment où le journal sur ce thème était ouvert). Un de mes journaux de bord était centré sur ma vie d’après. C’est dans celui-ci que je mettais en musique mes contradictions entre mes envies de décamper et de m’implanter. Ces tourments s’apaisèrent en 2016 : l’année où nous partîmes en Suède. Ce fut l’année, aussi, où je tins un petit carnet manuscrit autour de ma lecture d’une édition du journal de David Henry Thoreau.

On peut imaginer que le journal de bord tenu par un carrossier est susceptible d’enseigner plus de techniques de soi à un de ses pairs, qu’à un relieur ou à un berger de haute montagne. Thoreau a tenu pendant près d’un quart de siècle (de 1837 à 1861) ce qu’on pourrait nommer le journal de confiné de la Nouvelle-Angleterre. Toute l’année 2016, j’ai trouvé formidable de pouvoir lire et commenter, chaque soir, un petit passage de ce vaste journal. Aujourd’hui encore, alors que je vis confiné dans une fermette isolée du sud de la Sarthe, je me sens rassuré de savoir ce journal à portée de main.

Thoreau arpente quotidiennement sa contrée comme on arpente un rêve éveillé. Son confinement le cultive. Il se moque des voyages qui n’apportent pas une éducation profonde au voyageur. Plutôt que de partir loin, “pourquoi ne pas commencer à voyager de chez soi ?” La qualité de l’éducation ne peut être meilleure. En effet, “le voyageur qui, en ce sens, poursuit ses voyages chez lui, bénéficie de tous les avantages d’une longue résidence afin que ces observations soient correctes et profitables”.

Son regard “périphérique” de diariste lui permettant de rester au “centre” il pouvait, paisiblement, définir la principale caractéristique du voyageur : “Il est celui qui connait moins bien que l’autochtone le pays qu’il visite”. Il nous est plus profitable, donc, de consacrer notre étude quotidienne au terrain qui nous implique (qui nous prend dans ses plis) le plus fortement. C’est même, pour le désobéissant Thoreau, le signe d’une grande sagesse : “il faut un homme de génie pour savoir voyager dans son propre pays, dans son village natal ; pour avancer de la porte à son portail [3]». 

Lundi 20 avril 20

‘15 septembre 1851 : je vais faire le tour des limites du village. Puisque j’ai un faible pour les chemins de traverse, ce projet semble me convenir à merveille, car sûrement je ne saurais choisir aucun itinéraire comportant davantage traverser hors des sentiers battus, puisque les routes ne tournent pas autour du village, mais en rayonnent à partir du centre et je devrai toutes les franchir. C’est presque comme si j’avais décidé de faire le tour du village à pied et à la plus grande distance de son centre temps le plus loin possible des villages environnants. (C’est ma façon d’être) en contact avec les habitants sauvages ou le monde sauvage inclus dans son territoire’.

Il y a près de 169 ans, Henry David Thoreau expérimentait librement ce que la réglementation en vigueur nous impose, entre autres, depuis le début du confinement : ‘un déplacement (…) dans un rayon maximal d’un kilomètre climat autour du domicile.’ Thoreau me fait songer à mon épouse qui a horreur de marcher non seulement le long de routes, mais aussi sur les chemins trop bien balisés. Moi, je suis comme mes ânes, j’ai besoin de suivre les chemins que je connais. Anne a besoin, elle, de traverser des champs, des prés, des bois : elle marche pour chercher l’itinéraire que chaque paysage cache précieusement. Les compatriotes de Thoreau cherchaient les filons d’or, Anne scrute le ‘hors’ pour dire ‘filons !’. Elle marche ‘comme si l’homme, ses coutumes et ses institutions n’existaient pas[4]’. Depuis sept ans, nous tournons quasi quotidiennement autour de chez nous et nous trouvons, de temps en temps, de nouvelles boucles de randonnées. L’interdiction de nous déplacer à plus d’un kilomètre du domicile, nous oblige à explorer des boucles plus courtes. Notre territoire de marche s’est resserré. Nous devons maintenant approfondir la connaissance d’un territoire que nous enjambions négligemment auparavant.

Freud dit qu’en grandissant, notre ‘moi’ devient ‘comme un reste ‘ratatiné’ du monde extérieur[5]’. Les extraits du journal d’une animatrice en EPHAD montrent que ce ratatinement est plus dû à la nature du territoire lui-même qu’à celle de la psyché. Cet automne, nous avons séparé notre maison en deux, pour habiter — en l’absence des enfants — dans un espace plus restreint et plus facile à chauffer. Nous avons fait un petit pas vers l’une des mélodies mélancoliques de Brel : « du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit ». On dit de quelqu’un ‘qu’il s’approche de la fin’. C’est, plus sûrement, son territoire qui s’approche de lui, jusqu’à ne faire plus qu’un, jusqu’à laisser un vide.

Les voyages forment la jeunesse, et les restrictions des territoires font probablement vieillir. Cela semble vrai collectivement dans ce moment de confinement. La mystification de nos États bons parents a pris des rides. Avant le confinement, nous pensions que ‘cette entité métaphysique protectrice, sorte de Père politique[6]’, pouvait nous sauver. Confinés, nous découvrons que cet État, ce n’est rien d’autre qu’une ‘machine’ ; nous découvrons que les obscures technologies médicales nous protègent bien moins de la mort que les simples gestes de soins. Nous découvrons, aussi, que la pratique de ‘priorisation et de triage des patients[7]’ ne concerne pas uniquement les hôpitaux de brousse ou de fronts de guerre. Nous croyions habiter dans des États qui administraient nos vies, nous nous découvrons, effarés, au milieu de machines qui administrent nos morts. Notre territoire commun ne s’est pas seulement rétréci en quantité, il a aussi perdu de sa qualité. Il a changé de nature. Il n’est pas seulement devenu moins grand, il est devenu moins grandiose.

Mardi 21 avril 20

La transcendance de nos États ayant pris un sérieux coup de vieux, nos immanences ont la chance de réciproquement rajeunir. Hier après-midi, avec Anne, nous avons essayé, en vain, de soigner le un des pieds de Fifi, l’une de nos ânesses. Dépités, nous l’avons attachée pour la nuit en espérant qu’elle obéisse ce matin. Nous avons agi exactement comme au cinéma lorsque les policiers mettent leur suspect une nuit en cellule en espérant que ‘l’expérience’ le fasse vieillir. Notre ânesse n’ayant jamais vu de tel film, elle pouvait, théoriquement, mordre à l’hameçon. Elle ne connaissait pas, non plus, la méfiance de Dewey sur ces expériences qui peuvent entraînerun durcissement, un manque de sensibilité et de réaction. Par suite, au lieu de les accroître, on restreint pour l’avenir les chances d’une expérience plus riche[8].  Une méfiance que renouvelle Stiegler lorsqu’il évoque cette expérience du confinement qui peut, ‘tout comme la maladie, détruire, annihiler, tuer : cette possibilité est le prix de son potentiel salvateur de bifurcation, qui peut engendrer ce que Canguilhem appelle une normativité — c’est-à-dire l’invention d’une nouvelle façon de vivre[9]’. Bref, nous avions au moins deux bonnes raisons d’espérer que notre Phiphi devienne philosophe au petit matin. Ce n’est pas vraiment ce qui s’est passé, ou plutôt, la philosophie qu’elle acquise durant la nuit n’est pas celle que nous espérions. Nous la rêvions stoïcienne, elle s’est réveillée nietzschéenne : Fifi qui a réussi à défaire un mousqueton de sa chaine est — au moment où je conclus, temporairement, ce journal d’exploration — en train de gambader, comme une jeune fille, dans le pré.


 

[1] Bernard Stiegler, https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/04/19/bernard-stiegler-retourner-le-confinement-en-liberte-de-faire-une-experience_6037085_3260.html

[2] ibid.

[3] Henry David Thoreau, Journal, sélection de Michel Granger, traduction de Brice Mattieussent, édit. Le mot et le reste, 2014, p.71

[4] ibid., p.75

[5] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 2015, p.9

[6]  Christian Laval et Pierre Dardot, https://aoc.media/opinion/2020/04/20/souverainete-detat-ou-solidarite-commune/

[7] Céline Lefève, https://aoc.media/analyse/2020/04/19/extension-du-domaine-du-tri/

[8]  John Dewey 2004, (1re éd. 1933), comment nous pensons, Paris, Le Seuil, p.113

[9] Bernard Stiegler, ibid.

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