Les bonnes manières de la parole religieuse
Samedi 14 aout 2021
Jubiler, où les tourments de la parole religieuse, La Découverte, 2013. Je viens de réouvrir les pages de mon journal de lecture, « consacrées » à ce livre de Latour, début juillet. J’ai sous les yeux une trentaine de pages : des reformulations, quelques méditations et cette impression d’avoir, tout comme l’auteur, souvent rabâché la même idée. Cette idée, je la trouve par exemple présentée à la page 40 : « il y a peut-être une façon spirituelle de parler dans ce monde qui diffère radicalement du transport d’information double-clic (scientifique), mais il n’y a pas de monde spirituel en supplément de l’autre. »
De retour d’Écommoy, j’ai pris la route de la forêt ce matin. J’ai allumé l’autoradio en me disant qu’il me fallait être à l’écoute d’un message non lointain, mais présent. Je suis tombé sur une prière, un « je vous salue Marie ». C’était assez fascinant. Ce qui m’a fasciné, ce ne sont pas les paroles, mais le fait qu’elles soient répétées en boucles. Un homme, un enfant, une foule parlaient. Parfois, la répétition n’était pas exacte. L’enfant ou l’homme hésitait, inversait un mot. Parfois, l’homme forçait sa voix pour imposer les bonnes paroles, parfois, l’enfant se précipitait pour montrer qu’il les connaissait. Malgré leur effort, les deux, je me répète, n’ont pas toujours exactement bien répété la prière. La foule semblait suivre et valider les errements de l’un et de l’autre. On entendait les inspirations. Il y avait du présent dans ce rabâchage, c’était très beau. Cela m’a fait penser à ce livre de Latour qui présente la parole religieuse comme une parole qui instaure du présent, de la présence et qu’il le fait en se répétant, en rabâchant.
Même si j’ai l’impression que mon côté « moderne » me l’interdit, je ne veux pas renoncer ici à la répétition.
L’acte de parole de la science diffère de celui de la religion. Pour le sens commun, le premier acte de parole parle du visible et le second de l’invisible et de l’au-delà. Le premier utilise un véhicule lent, rigoureux et l’autre un véhicule plus rapide et léger. Pour Latour, il y a « confusion entre les différents actes de parole » (p.40) car la parole religieuse ne donne pas accès à un lointain : contrairement à la science qui recherche des chaines de référence entre la carte et le territoire, la parole religieuse à une vocation performative (le mot n’est pas utilisé par Latour), elle vise une présentation, plutôt qu’une représentation (voir carnet sens 15 juin 21).
« L’incroyant est celui qui ne croit plus du tout à la croyance » (p.40). Or, il y a une croyance en la croyance non seulement pour ceux qui sont à l’intérieur de la religion, mais aussi pour ceux qui sont à l’extérieur. Ceux-là mêmes qui croient que les religieux croient (outre le fait qu’ils croient à leur propre esprit critique) sont aussi croyants que les religieux eux-mêmes.
En faisant de la croyance une chose mystérieuse, les modernes ont brouillé la différence entre l’accès au lointain (la référence) avec ce qui permet de transformer quelqu’un (la conversion).
Il est question de conversion et non de métamorphose. Le thème du livre n’est pas tout à fait celui sur le Culte des dieux Fétiches (2009). Il préfigure la manière dont Latour distinguera le religieux (REL) et la métamorphose (MET) dans son enquête sur les modes d’existence (2015).
Ce qui compte avec un auteur, c’est, peut-être, et ce qui vient après. En tout cas, ce qui compte, pour Latour, c’est « ce qui vient après la croyance » (p.14). Voilà pourquoi il faut toujours, avec la parole religieuse, reprendre à zéro dire les mêmes choses, rabâcher répéter, il faut toujours créer la possibilité de continuer à dire, après.
Plus tard,
Je trouve le livre confus. C’est un texte brut de près de 200 pages sans espacement entre les paragraphes, sans chapitre et avec simplement quelques titres en haut des pages. J’ai lu 60 pages environ en faisant des annotations sur le livre.
Je retiens de ces soixante premières pages, l’insistance avec laquelle l’auteur tient à distinguer la logique d’énonciation de la parole religieuse de celle de la parole scientifique.
La parole scientifique, c’est une parole qui essaye de montrer une chaine de référence entre un signe qui est proche est une réalité qui est lointaine. La question « est-ce que je crois en Dieu ? » est une question qui emprunte le cheminement de la parole scientifique. On s’interroge ici sur la croyance en quelque chose de lointain. Une chose, qu’à défaut de pouvoir saisir par de longues chaines de référence, on percevrait idéalement dans un saut brusque, comme par illumination. Dans les deux cas cette chose est pensée comme lointaine, comme appartenant à un autre monde : un monde invisible.
Dimanche 15 aout 2021
Je me suis installé dans la grange pour écrire en attendant que les petits se réveillent. J’ai laissé la porte ouverte pour profiter de l’éclairage naturel. Me demander, actuellement « est-ce que je crois en Dieu », c’est comme me demander si je crois que la lune est dans le ciel alors qu’elle est actuellement invisible à mes sens. La parole scientifique contredit le sensible : elle est capable de parler et de faire parler l’invisible.
Si je m’interroge sur des forces lointaines, obscures ou en tout cas, invisibles, je m’interroge selon une modalité scientifique. Si je prétendais, devant un quidam, croire au lointain, je lui dirais que j’ai accès à des choses que mes sens ne perçoivent pas. Je lui dirais que je suis capable d’avoir accès à des chaines de référence qui échappent au sens commun.
Je me répète, pour Latour, la question « est-ce que tu crois en Dieu ? » n’est pas une question qui emprunte le cheminement de l’énonciation religieuse. Cette énonciation se fait bien plus entendre dans la question que pose, par exemple, l’amante à son amant : « est-ce que tu m’aimes ? » Cette question ne fait pas référence à une vérité qui serait lointaine, mais à quelque chose de présent, reconstruit, réactivé (p.46).
Aujourd’hui, je relis ce journal de lecture (et les pages du livre auquel il est lié) dans un contexte mental assez particulier. Je ressors, à peine intact, d’une semaine de conversation avec un couple d’épistémologues autoritaires. J’ai ressenti comment la recherche de l’absolu en matière d’objectivité pouvait être aussi irrespirable que la recherche d’absolu en matière de subjectivité (c’est dire). Je me sens vidé de tout mon présent et de toute mon expérience, vidé et en même temps « gavé » par ce plein d’objectivisme. Je savais que les psychologues (autoritaires) nous faisaient perdre le proche. Je sais, à présent, que les épistémologues autoritaires (imposant par quelles disciplines, quels chercheurs, quels médias, il convient de penser le monde) nous font perdre le lointain.
J’aime bien, à contrario, la façon dont Latour définit ce « mystérieux » à la page 46 : le mystérieux ne désigne rien qui soit obscur, inaccessible ou indicible : seulement un geste qu’il faut avoir répété, un savoir-faire auquel il convient d’exercer si l’on veut bien vivre, sans perdre ni le lointain ni le proche ».
Ainsi, le mystérieux ne désigne pas ce qui est caché, mais ce qui est difficile d’accès et cette vraie difficulté d’accès ne peut être confondue avec une « fausse profondeur » (p.46).
Il n’y a pas le monde spirituel (en supplément de l’autre), mais il y a des paroles spirituelles (p.40).
Je poursuis la lecture. L’évidence n’est plus le divin, mais le non-divin. « L’air ou le sol » (p.11) ne font plus parler Dieu, mais la science. Les modernes ont donc dû chercher en dehors de cette matière, ce divin. Ils ont dû inventer la spiritualité. Ils ont dû « donner » aux mêmes mots des sens différents. Le ciel est devenu « symboliquement » le lieu du divin par exemple. Il aurait fallu plutôt changer les mots et garder le même sens quitte à radoter, en matière de parole religieuse, « il faut toujours reprendre à zéro dire les mêmes choses. »
Mardi 17 aout 2021
Des bouts de phrases extraits des pages 64 et 65 : « s’ils parlaient de leur amour comme un D., les amants se garderaient d’en faire un capital susceptible de s’épuiser peu à peu, goutte à goutte ; ils n’en feraient pas une substance incorruptible, indifférente aux actes de parole, bons ou mauvais, par lesquels tous les jours, ils renouvèlent leur foi ». S’ils voulaient façonner un dieu qu’ils appelleraient leur amour (…) avec quelle joie (…) ils s’obligeraient à remettre sur l’ouvrage la parole de leur D. »
Je me dis que la personne qui est venue me visiter quand j’étais enfant était silencieuse. Elle ne m’a rien dévoilé, elle ne m’a éclairé sur aucun mystère, sur aucun au-delà. La personne a disparu comme elle était venue. Dans une fragilité de la présence.
Mercredi 18 aout 2021
Le 03 juillet dernier, pot de départ de S. et de V. J’ai trouvé qu’une des psychologues était dans la représentation : bavarde, ricanant de jeux de mots, saturant la conversation et donc la présentation. J’ai entendu Nanou dire à cette dame et à S. qu’elle ne me trouvait aucun défaut. Je me suis approché du petit groupe pour dire que je ne trouvais, moi aussi, aucun défaut à Nanou. Je me suis surpris et j’ai surpris les deux dames. Je n’ai pas cherché à faire une pirouette pour me débiner ou pour faire rire. Je me suis contenté de dire une parole de présentation. J’ai pensé immédiatement que la lecture de ce livre de Latour sur la parole religieuse avait influencé cette petite prise de parole.
L’humour qui était à l’œuvre lors de ce pot de départ empruntait le cheminement de la référence scientifique. Il faisait allusion aux lointains, à telle réplique de film connu par exemple. Il suggérait un cheminement drôle autour de références lointaines, drôles aussi. Lorsque j’ai dit que je ne trouvais aucun défaut à Nanou, je n’ai pas cherché à donner des preuves tangibles pour justifier mon propos. Mon auditoire ne les a, d’ailleurs, pas attendues : comprenant (sans le nommer comme le fait Latour) qu’il venait d’entendre non une parole cartésienne, mais une parole religieuse, naissante, instituante, constituante.
Plus tard
En période de deuil, j’ai souvent cherché des preuves de la présence de « mon » défunt dans des microsignes du quotidien. Je me parlais, dans ces moments-là, avec le cheminement de la parole scientifique. Un opium ? Un bon moyen hypnotique, en tout cas, pour m’éviter de me confronter à la parole fragile de la présence (ou de l’absence de présence) : la parole religieuse (différente ici de la parole de la religion).
Jeudi 19 aout 2021
J’hésite à continuer la relecture de ce livre, je suis déjà à la page 80 je trouve que je lis un peu trop vite par rapport à ce que je pourrais retenir plus tard. Je veux revenir en arrière à la page 26, notamment, pour écrire que l’auteur distingue les sciences qui fonctionnent par transformation et informations de la religion qui fonctionne par transformation et traduction. (Les sciences informent, la religion traduit).
C’est à la page 33 que l’auteur commence à convoquer ce dialogue entre amants « imaginer un amant qui réponde à la question « est-ce que tu m’aimes ? » par cette phrase « mais oui, tu le sais bien, je te l’ai déjà dit l’an dernier. » Avec cet exemple, on voit bien que « l’amant peut réussir à exprimer le même amour, non plus par la répétition de la formule, mais par toute autre chose qui n’a aucun rapport de ressemblance avec la phrase qu’on lui demande de ressaisir : un geste, une attention, un regard une plaisanterie, un tremblement de la glotte. Dans les deux cas, la relation n’est plus celle d’une carte un territoire à travers la cascade des transformations qui maintiendra la constance » (p.34).
On peut donc distinguer, je me répète, un lointain qui est ramené par la parole scientifique et une parole religieuse qui ne cherche pas à décrire un lointain, un invisible, mais quelque chose de présent : une répétition de l’ancien revivifié, une parole vive qui agit sur le mort et non pas l’inverse.
Je ne peux m’empêcher de voir dans ce début d’ouvrage de Latour un lien avec la prose de Gilbert Simondon dans son mode d’existence des objets techniques. Simondon distingue la parole religieuse de la parole technique. La parole technique, c’est la parole qui cherche à rendre visible l’invisible. Elle explore les possibilités virevoltantes des forces pas encore présentes ou évidentes. La parole religieuse ne s’embarrasse pas de la question du visible ou de l’invisible. Ce n’est pas son problème. Ce qu’elle explore, c’est uniquement le présent, l’actualisation des forces en présence.
(La parole religieuse unifie, la parole technique diversifie. Après avoir centré ma recherche sur ce second type de parole [notamment lors de l’écriture de ma thèse], je m’intéresse depuis quelques semaines à la pratique de la parole dite « religieuse ».)
La page 39 résume le propos des premières pages du livre. La parole religieuse se trouve pervertie lorsqu’elle prétend désigner un monde spirituel, un au-delà. Et lorsqu’elle prétend venir à la suite de la parole scientifique un petit peu comme si la science ayant trouvé ses limites pour décrire l’invisible, on aurait recours à la parole religieuse pour pouvoir compléter l’incomplétude de la science. En fait, ce sont deux actes différents de parole. (L’un ne complète pas l’autre.)
Page 42, Bruno Latour insiste sur cette distinction. « Ou bien c’est de l’information et elle mène au monde — aux seuls mondes qui existent — ou bien ce n’est pas l’information — mais elle peut opérer bien d’autres miracles. Il n’y a pas d’entredeux. Il faut en passer par cette déception fondamentale : la religion ne mène à rien. » Cette dernière phrase est géniale. Elle résume peut-être l’ouvrage. Le chemin de pas japonais entre l’objet et son symbole n’intéresse pas la parole religieuse. On peut rester sur place et déjà l’apprécier pour ce qu’elle radote à l’identique depuis qu’existe le sentiment d’exister.
(À propos « du seul monde qui existe » un parallèle peut être fait avec la théorie des moments chère à Remi Hess et Henri Lefebvre : un monde unique, mais différentes façons de s’y déplacer de le penser, et de l’aimer).
Je garde en tête pour ce soir la nécessité de me désintoxiquer de la notion même de spiritualité.
Vendredi 20 aout 2021
Page 53, Bruno Latour distingue l’identité produite par la « standardisation » et l’identité produite par « la compréhension rétrospective ». La première nécessite la saisie d’instruments de métrologie, la seconde suit plutôt la logique du « saisissement ». La seconde nous redonne « le sentiment fulgurant que c’est, enfin, maintenant, pour la première fois que l’on comprend ce qui nous est arrivé depuis toujours » (p.58).
Il est en fait question de l’actualisation de nos prophéties initiales (une expression non utilisée par BL). Aussi, « pour être fidèle il faut être infidèle, pour retrouver le sens, il faut abandonner la lettre, pour retraduire, il faut oser sacrifier l’ancienne traduction, pour trahir/traduire à nouveau, il ne faut pas hésiter à traduire/trahir à nouveau. »
L’actualisation de cette prophétie (celle de deux amants par exemple) fait abandonner l’excitation (technique) des possibilités virevoltantes du langage au profit d’une parole (religieuse) réinstituante.
Il y a ici un enjeu institutionnel. La parole technique rend toujours possible la destruction des attachements institués. La parole religieuse permet, elle, de reconstruire et retisser ces attachements. On ne peut que balbutier en la prononçant. On ne peut pas la maitriser. Sa tonalité est fragile.
À la page 66, Latour énumère ces conditions de félicité (une expression qu’il systématisera dans son enquête sur les modes d’existence). La parole de mise en présence doit, premièrement, être immédiatement compréhensible. Deuxièmement, elle doit être dirigée vers nous, vers la situation présente. Troisièmement, elle ne doit pas donner une information. Quatrièmement « ces paroles qui vivifient doivent avoir de l’effet » (p.67). Enfin, dernière condition, avec ces paroles, “une unité, une identité, une union, un peuple (dans le cas des amants, un micro peuple) doit se retrouver reformer.” (p.67).
Latour nous emmène ensuite à la messe. On entend le curé dire des balivernes que l’on pourrait traduire mot à mot. Par exemple, « dieu » pourrait être traduit par « cadre indiscutable de l’existence banale » (p. 70). Comme le curé est bavard, la traduction de toutes ses paroles deviendrait vite impossible. Une deuxième option consisterait à épurer la parole du curé. À ne pas la traduire, mais à la dépoussiérer. Mais on arriverait aussi à une impasse. Jusqu’où purifier cette parole de la religion (qui n’est pas, ici, une parole spécifiquement religieuse) ?
C’est à cet endroit que Latour s’interroge et évoque le titre de son livre : « que peut vouloir dire tout renouveler sans rien trier — surtout qu’il faut bien en même temps trier, discerner, reprendre, défaire, rejeté ? Pas de doute, je me trouve bien au milieu des tourments de la parole religieuse. » (p.76).
Pour le chercheur Latour, ce tourment ne doit pas nous faire abandonner la raison. Il s’agit juste de la placer au bon endroit. “S’il y a révélation, elle ne viendra pas par « en dessous » de la chose même que l’intelligence cherche à expliciter, à rejouer et non pas par “au-dessus” pour l’éclairer d’un faux jour.” (p.80). (Je retrouve ici cet apressenti qui s’oppose à l’apriori et l’a postériori. Il existe un apriori spirituel, déductif que l’aprenssenti de la parole religieuse combat.)
Me voilà revenu à la page 80 : celle que j’avais abandonnée pour refeuilleter les pages précédemment lues. Latour poursuit sur cette « raison » que l’on ne doit pas abandonner : « dans cette affaire de religion, il ne faut pas faire de sentiment. Le travail attentif, inventif sur les concepts, le raisonnement serré peuvent seuls nous rendre plus loquaces. » Cela ne contredit pas entièrement la laborieuse tenue de mon carnet sens. C’est une expérience que de lire et que de penser la pratique de la parole religieuse.
La capacité à pouvoir renouveler d’une manière différente la prophétie initiale relève de l’intelligence de la raison. C’est ce que suggère l’auteur autour de la page 95 : « il faut toujours décaler des énoncés, des rituels, pour continuer à dire vrai dans le présent ; on ne peut opérer cette glissade, cette reptation, cette dérive qu’en tordant des paroles vénérables qu’on arrache à leur contexte passé pour leur faire dire quelque chose d’actuel qu’elles n’ont jamais signifié. »
Samedi 21 aout 2021
Cette tâche de rationalité ne peut pas se confondre avec une tâche de rationalisation. Les recherches de rationalisation de la parole religieuse (les recherches pour la rendre plus claire et plus compréhensive) lui ont fait perdre son essence et sa force. « En donnant l’impression de parler plus logiquement, on a glissé d’un mystère d’habilité à un mystère d’absurdité. » (p.101).
Il y a une sorte de morale qui se dégage de cette partie du livre. L’auteur suggère qu’il s’agit de « bien se conduire » vis-à-vis de la parole religieuse. Bruno Latour évoque, par exemple, trois attitudes possibles face au récit de l’arche de Noé (autour de la page 103). On peut (1) le rationaliser (combien fallait-il de bottes de foin pour les animaux ?). On peut (2) se prosterner pieusement devant tant d’irrationalité (quel merveilleux mystère !). On peut, enfin (3), en faire un récit métaphorique : passer de la présentation à la représentation (cette arche, c’est notre planète). Aucune de ces solutions ne permet de bien se conduire, aucune ne nous fait entrer dans le tourment jubilatoire de la parole religieuse. Aucune : ni la rationalité objective (1) ni l’anti-rationalité (2) et ni la rationalité subjective (3).
Je commence à traduire et à trahir ce livre. Je dois commencer à mieux le comprendre. La parole religieuse « doit décevoir l’estèque autant que le savant. »(p.122) et autant que le psychologue.
Je dois faire des coupes dans ce journal de lecture. Ai pour le moment réussi à passer de 32 à 14 pages.
De belles pages sur un face-à-face de l’auteur, dans une cellule du couvent de San Marco où se trouve la fresque du tombeau vide. “Qu’a-t-elle donc représenté ? Oui, c’est bien cela exactement, littéralement ; elle a re-présenté, mais cette fois, il s’agit d’un verbe intransitif sans complément d’objet ; elle présente à nouveau, et voilà que se transforme l’histoire qui me paraissait au premier abord, en pénétrant dans la cellule, infiniment éloignée dans le temps et l’espace (…) cela est ‘présent à nouveau ici (…) devant mes yeux (…) et ce que je vois n’est plus vide, mais plein’ (p.126)
L’auteur s’amuse, ensuite, avec une lecture rapide de l’Évangile de Saint Marc. Il imagine plusieurs colonnes : les chevilles qui démarrent le texte, les ruptures qui les terminent, les réactions, les incompréhensions, les mises en garde, les recentrements, les reconnaissances, les ressaisissements, les silences, les envois. C’est court, mais très inspirant. D’ailleurs cet Évangile, une fois redresser, devient bien “inspiré” puisqu’il s’est rendu lui-même inutilisable pour toute lecture informationnelle, communicationnelle, divertissante, esthétisante, merveilleuse ; qu’il a détruit de l’intérieur toute tentation référentielle ; qu’il s’est bardé de protections pour qu’on n’aille pas chercher ailleurs, dans le passé, ce qui apparait maintenant dans une éblouissante clarté. Ce qui attend là devant nous.” (p.134).
Cette lecture me renvoie à la lecture que j’ai faite de l’Évangile au risque de la psychanalyse de Françoise Dolto. J’avais vingt ans, c’était à l’époque de mon entrée dans le monde moderne, dans le monde du symbolisme saturant (et saturnant) : le monde des mauvaises manières. Trente-cinq ans plus tard, je découvre avec Latour, une manière plus primitive d’utiliser la parole religieuse. Une parole sans demi-mesure (ni pleine mesure métrique). Une parole que l’on doit entièrement rejeter, car « tout est faux » ou « ne pas changer d’un iota », « car tout est vrai, à la virgule près. Cela dépend de nous, de vous, de moi seul. » (p.136).
Sur cette même page 136, l’auteur résume sa découverte : nous serions donc capables de parler au présent de « la présence définitive, de l’achèvement, de l’accomplissement des temps ». Une énonciation au présent qui devrait « toujours se décaler pour compenser l’inévitable glissement de l’instant dans le passé ». Une manière de parler qui « aurait pour caractéristique de constituer ceux à qui elle s’adresse comme étant proches est sauvés ; un genre de véhicule qui diffèrerait absolument de ce que nous avons par ailleurs développé pour accéder au lointain, pour maitriser les informations sur le monde. »
Page 147, l’auteur distingue deux types d’énonciations : ceux qui s’appuient sur une substance (via un substantif) et ceux qui s’appuient sur un geste présent (via un participe présent). Par exemple : si je dis : « l’esprit renouvèlera la face de la terre », « je me mets à chercher une substance » (ce substantif « esprit »), « je regarde vers le haut. Je me perds dans les nuages ». Mais si je dis : « le renouvèlement de la parole peut s’appeler, pour un temps et pour un peuple “Esprit” et même “Esprit saint” est-ce que je ne me rapproche pas un tout petit peu ? Est-ce que je ne parviens pas pour un autre peuple, le nôtre, pour un autre temps le mien, à ressaisir plus précisément le mouvement dont il s’agit ? » Dans ce second cas, je mets le mouvement avant le nom choisi par un peuple et par une époque. Ce participe présent (renouvèlement) m’aide à participer au présent à cette chose qui est dite. Aussi, « nous n’avons pas d’autres voies, de vérité, de vie que ce chemin qui enchaine, à partir du présent, les façons de parler, les bonnes paroles et les bonnes nouvelles les unes dans les autres en les rendant, pour chaque lieu, chaque peuple, chaque temps, à nouveau claires et distinctes. » (p.150).
« Aucune substance, aucun accès, aucune maitrise (…) un présent que l’on risque à tout instant de perdre ». L’attrait, voire l’amour de Latour pour le « terrestre » peut être vu comme une déclinaison de cet amour pour le « proche » annoncé dans ces pages. L’évangile, l’amour du proche, « Jésus, qui se dit aussi le verbe » (p.150) : Latour, non croyant, assume son implication européochrétienne. C’est de « l’effet de cette façon de parler » dont il voudrait pouvoir se dire, dans ce livre, « sans honte, l’héritier » (p.151).
Je comprends ce que veut dire Latour. Je comprends le titre de son ouvrage (jubiler où les tourments de la parole religieuse). Je me sens heureux quand j’arrive à bien parler de ce qui me semble proche. J’ai l’impression de saisir, de recréer, de me ressusciter, d’engendrer du proche. C’est d’ailleurs ainsi que Latour propose de rebaptiser Dieu « ce qui engendre des prochains » (p.156). J’ai encore pensé à Gilbert Simondon en lisant ces pages. Pour Simondon, le réalisme de la substance, n’est pas le réalisme de la relation. Et donc, le réel Dieu de ceux qui croient à la croyance (adepte, athée) n’est pas ce qui engendre des proches ici ou là.
Dimanche 22 aout 2021
Latour insiste avec son exemple de la parole des amants. C’est son exemple paradigmatique. Les amants le savent si bien : « la présence de leur amour dépend de la façon dont ils se reparlent à nouveau pour se rendre l’un à l’autre présent, pourquoi ne pourrions-nous pas en faire bon usage ? » (p.161). Ce paradigme est aussi celui d’un monde sans maitre ni maitre, sans dieu ni dieu. Un monde des amants, sans contrôle ni créateur tout-puissant, fait de « soins, scrupule, précaution, attention, recueillement, hésitation et reprise » (p.165).
À propos de « reprise », le thème de la fabrication, des fétiches (et faitiches) déjà abordés dans l’ouvrage de 2009 est repris dans cet ouvrage de 2013 (que je suis en train de lire), sous l’angle de la morale ou en tout cas de la bonne manière. Ainsi, à « la question est-ce vrai ou est-ce fabriqué ? Latour préfère celle-ci : “comment reconnaitre la différence entre ce qui est bien et ce qui est mal fabriqué ?”.
C’est l’enjeu de ce livre : montrer l’indispensable nécessité de bien fabriquer des personnes, des présences, des institutions. Ce thème de l’institution trottait dans ma tête depuis quelques pages. Je me demandais pourquoi Latour ne l’évoquait pas. Il me fallait être patient. L’auteur écrit de belles phrases sur l’institution (autour de la page 181). Dans ce livre — je m’en suis habitué — l’institution paradigmatique, c’est celle de la parole amoureuse. Cette parole, on voudrait la tourner en quelque chose de psychologique et d’intérieur, alors qu’elle est à l’évidence une institution forte et féconde » (p.181).
C’est cette institution à la fois vivante et instituée qui peut, selon l’auteur, redonner gout à la parole religieuse. Alors, on comprend que l’accès à un Dieu direct (sans institution) n’a pas de sens, car Dieu n’existe pas. Ce qui existe c’est l’institution de la parole religieuse avec ces biais, ces travers « du langage impur et inventé » (p.183). « Loin de purifier la parole, il faut apprendre à remouliner de l’impropre qui soit pourtant véridique » (p.184). Alors, on comprend que hors de l’Église, point de salut : la machine « église fait mieux qu’être la dépositaire incontestable de la vérité : elle est la dépositaire contestée des mensonges, élaborations, triages, reprises. » Ce n’est pas seul, mais seulement en groupe (qui lui-même change incessamment de circonférence ») que l’on peut se relier cette machine à produire et à discerner de la parole religieuse. Tout comme il me serait impossible de parler d’amour hors de l’institution de la parole amoureuse, je ne pourrais parler religieusement en cherchant à simplifier, purifier ce type d’énonciation, en cherchant à m’extraire de cette institution que Latour qualifie « de mortelle et militante, fabricatrice et pècheresse, mensongère et falsificatrice, constructive et inventive’ (p.186).
En écrivant ces lignes, je pense à Loïc De Bellabre qui est capable de parler religieusement à travers, au moins, deux institutions de la parole religieuse (l’Amérindienne et la bouddhique). Il parle selon l’une ou l’autre, sans les mélanger, sans en faire une sorte de soupe, en les respectant les traduisant et les trahissant chacune selon leur singularité.
Lundi 23 aout 2021
Dans les pages 186 et 187, Latour énumère le prix à payer pour réussir à reparler religieusement. Premièrement, ne pas croire à la croyance, deuxièmement redonner du poids à la fabrication, troisièmement rendre l’institution synonyme d’innovation, quatrièmement abandonner l’antiidolâtrie et la pensée critique, cinquièmement réhabiliter le relativisme (plutôt que la croyance en l’absolu), sixièmement ne jamais avoir été moderne, enfin, pour l’auteur, “il faudrait renouveler individuellement ces paroles saintes » (p.187)
On est loin de la parole des religions, et plus particulièrement celle de la religion chrétienne et catholique dont l’auteur aimerait être l’héritier : ‘bien que tout soit faux dans ces énoncés, tout devient vrai si on les traduit, si on les transfère en leur offrant le véhicule qui leur est propre, lequel n’est pas un message, une doctrine, une sagesse, une consolation, mais une forme de bonnes paroles qui fait ce qu’elle dit : ‘attention ! Redressez-vous, les temps sont accomplis, c’est à vous que je m’adresse, c’est de vous qu’il s’agit, maintenant est ici’ (p.191).
Je pourrais me demander, avec les dernières lignes de ce livre, pourquoi ai-je perdu l’usage de la parole religieuse. Parce que j’ai cru ‘la religion tortueuse’, comme s’il me fallait accéder par elle à des mystères obscurs et lointains tout le long d’un chemin étroit semé d’embuche ? (p.198) : c’est possible ! Il m’est, en tout cas, ‘difficile de trouver les mots justes, exacts, précis pour rendre la parole salutaire, pour parler bien du présent.’ (p.198). Bien dire le présent, c’est à quoi je me confronte comme diariste. Et particulièrement avec ce carnet sens que j’aimerai plus simple, plus pur et plus direct : entièrement débarrassé de toutes les balivernes religieuses ou philosophiques. Dieu soit loué, je sens que la lecture de ce livre m’encourage à continuer à tenir dispositif sans succomber à cette tentation.
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