La danse du soleil : présentation d’une recherche
Ce travail part d’une pratique, d’un apprentissage de plus de trente ans auprès d’un homme médecine Sioux et sa famille. La réflexion scientifique s’en est mêlée à posteriori avec ce doctorat.
L’accomplissement
Hypothèse : tout être est en recherche d’accomplissement. De la graine aux fruits, les embûches peuvent être nombreuses, les parcours très différents et plus ou moins réussis. Qualité de la graine, de la terre, de l’ensoleillement, qualité et quantité d’eau nécessaire selon les espèces… Les sciences naturelles et humaines nous aident à démêler cet écheveau de la causalité des histoires de vies minérales, végétales, animales et humaines.
Mais quelle est cette énergie qui nous fait ainsi remuer ciel et terre ? C’est le fait que nous sommes inachevés dirait probablement Georges Lapassade[1].
Deuxième hypothèse : L’inachèvement nous fait pencher vers l’avant, en quête d’achèvement. C’est parce que cet inachèvement nous travaille et nous fait souffrir que l’on recherche un accomplissement, un état au-delà de cette frustration. Un état d’accomplissement qui ne soit pas la mort mais qui soit bien dans la vie. Un état donc intérieur, non frustré, cette sagesse visée par la philosophie. Ceci est l’une des motivations, plus ou moins consciente des personnes qui s’adonnent à la danse du soleil.
L’accomplissement comporte un versant mystique et c’est celui-ci qu’il a été choisi d’explorer. Là où la science s’arrête et reste muette, faute de pouvoir présenter des réponses suffisamment claires ou satisfaisantes, la spiritualité propose des instructions et des dispositifs que certaines personnes, dont celles que j’ai interviewées, mettent en pratique. Dissocié entre ma nature de scientifique et mon adhésion à la spiritualité d’un peuple premier : les Sioux/Lakotas, j’ai décidé de rendre compte d’une telle mise en pratique. Il s’agit donc d’une recherche – action dont le versant scientifique est la recherche, toujours antérieure ou postérieure à l’action qui elle, est le fait de l’adepte. Étant à l’intérieur du terrain que j’observe, cette thèse est la recherche-action d’un participant observateur.
Dans un souci d’élucidation à la fois individuel et collectif, mon propre parcours sous forme d’histoire de vie thématique et de journaux est objet d’analyse et j’ai réalisé vingt entretiens non directifs d’une heure en moyenne. Ils ont été réalisés en français (8), anglais (6) et allemand (6) selon les cas, aux États-Unis, en France, en Allemagne, en Suisse et sur Skype.
Les femmes et les hommes qui ont été interviewés ont tous vécu d’une manière ou d’une autre un défi particulier auquel ne s’adonnent que des personnes chez qui la recherche d’accomplissement prend une forme extrême. Elles sont en principe, prêtes à donner et donc à perdre quelque chose d’elles-mêmes, lorsqu’elles s’engagent dans la danse du soleil des Indiens des grandes plaines d’Amérique du nord.
Au tournant des années 1990, certaines de ces danses ont commencé à s’ouvrir à des non-Indiens. C’est ce qui a permis à l’auteur de s’engager dans cette aventure. Quelles sont les motivations des danseurs, quels sont ces accomplissements qu’ils recherchent et comment les atteignent-ils ou non ? Telles sont les questions sur lesquelles cette thèse se penche.
Pour répondre à ces questions, ce sont principalement les concepts de l’Analyse Institutionnelle (G. Lapassade, R. Lourau, R. Hess, P. Ville …), de la théorie des Moments (H. Lefebvre et R. Hess) ainsi que l’apport de recherches sur la transe et les états modifiés de conscience en général (G. Lapassade, M. Leiris, G. Rouget, F. Roustang…) qui ont été mis à contribution.
La danse du soleil
Selon l’anthropologue Henry Dobyns, il y avait entre 90 et 112 millions d’Indiens dans les deux Amériques avant l’arrivée de Christophe Colomb en 1492. Le bureau du recensement des USA donne pour 2014 : 5,4 millions d’Amérindiens dont 52 % de sang mêlés. On peut vraiment parler de Génocide. Tous ne sont pas morts par les armes, beaucoup furent décimés par les maladies apportées par les Européens parfois par inadvertance, parfois sciemment et contre lesquelles ils n’étaient pas immunisés. Les Indiens survivants sont la mauvaise conscience des Américains blancs, le rappel constamment refoulé par une grande partie d’entre eux de la faute originelle de leurs ancêtres. Comme la mauvaise conscience refoulée ne donne généralement rien de bon, la majorité des Américains blancs des États-Unis considère les Amérindiens avec une méfiance probablement comparable à celle des Européens pour les Tziganes. Le racisme est très présent et va dans les deux sens. Quand on est avec eux en tant que non-Indien, il est important de continuer à savoir qui l’on est, même si le fait d’être frères de danse donne parfois une proximité indéniable. Et dans l’obscurité totale de la hutte à sudation[2], il n’y a plus de couleurs de peau.
La danse du soleil est un événement total. C’est une des raisons de sa force d’attraction.
Au niveau social, c’est le rassemblement d’été ou l’on se retrouve et de nouvelles alliances peuvent se conclure. Au niveau politique, il s’agit de retrouver l’identité amérindienne et l’identité tribale qui ont toutes deux été fortement mises à mal depuis l’invasion du continent par les Européens.
Mais sa fonction principale est spirituelle : S’ils sont bien préparés, les danseurs du soleil offrent leurs prières, leur sueur, leur joie et leur souffrance au niveau collectif pour que le peuple puisse vivre, que la vie continue. Au niveau individuel, ils dansent pour alléger la souffrance de proches et pour devenir une meilleure personne.
Plusieurs facteurs peuvent contribuer à une réelle transformation de la personne :
- L’engagement sur une durée d’au moins six années, le moment de la danse comme un éternel retour permettant un développement personnel par l’approfondissement de l’expérience.
- Le fait de danser sous un soleil de plomb 4 jours sans manger ni boire, repousse les limites physiques et mentales du sujet.
- Il est probable que le dispositif collectif de la danse, c’est à dire les chants, le battement du tambour, la danse, le jeûne, le soleil, etc., induise une sorte de transe hypnotique chez le danseur. Le dispositif individuel, volontaire, des intentions et prières altruistes avec lequel les danseurs se sont préparés toute l’année, s’ajoute au dispositif collectif à prières de la danse du soleil et se substitue à « l’input » du thérapeute dans une re-modélisation de la personnalité du danseur et de son rapport au monde.
- Cette tendance à l’altruisme est renforcée par le fait que la transe générée est une transe extatique, ouvrant la personne à tous les êtres. Chaque prière se termine par les mots : « Nous sommes tous reliés. »
Loïc de Bellabre
Université Paris 8
Résumé de : La recherche d’accomplissement tout au long de la vie, à travers la construction de l’expérience. L’exemple de la danse du soleil.
Thèse réalisée par Loïc Fradin de Bellabre en sciences de l’éducation
Directeur de recherche : Remi Hess (2012-2018), Pascal Nicolas-Le Strat (2018)
Date de soutenance : 6 décembre 2018
[1] Voir : LAPASSADE (G.), L’entrée dans la vie, Essai sur l’inachèvement de l’homme, Paris, Anthropos, 1997
[2] Sauna spirituel Indien pratiqué dans de nombreuses occasions, entre autres, en tant que préliminaire à la danse du soleil.
Merci Loïc pour cette présentation. Comme tu me le rappelais dans ton dernier mail, nos échanges sont assez étirés depuis que nous nous sommes rencontrés à l’université de Paris VIII, il y a 10 ans. Nous avons eu, en partie, le même directeur de thèse (Remi Hess), nous avons lu, en partie, les mêmes auteurs. Nous nous sommes aussi lus mutuellement.
Je crois que ce qui nous rapproche c’est le même mélange d’appréhension et d’intérêt pour cet objet/sujet que nous nommons dans notre jargon « l’implication ». (C’est par elle que nous sommes « passés » (et passons encore) pour vivre nos éducations respectives).
Il y a plus de 30 ans, découvrant le travail de soin et de formation, tu t’es vite agacé face à la distance (bureaucratique notamment) de nombreux professionnels. Cette distance t’a fait revivre des douleurs d’enfance tout en te projetant dans une triple quête interculturelle, scientifique et spirituelle. Une quête qui continue à t’occuper amplement. Tu es en train, entre autres, de préparer en Allemagne l’édition d’un ouvrage sur tes recherches en cours. Je me demandais si tu comptais, dans ce livre, revenir sur ta double « rencontre » (le mot est un peu fade) avec un chef Sioux aux Amériques et le fondateur de la pédagogie de projet en Europe. D’où ma question du jour Loïc : mais qu’est-ce qui t’a pris pour franchir dans une même époque et dans un même souffle des frontières aussi éloignées ? Je ne sais pas si la question t’intéresse. C’est au cas où. Au plaisir de te lire.
Amitié,
Bertrand
Tu nous rajeunis Bertrand, nous nous sommes rencontrés il y a au moins douze ans au colloque de Lapassade de 2009 un an après sa mort. Mais je me demande même si nous ne nous étions pas rencontrés à un colloque de l’Analyse Institutionnelle antérieur. En tout cas j’ai encore des échanges d’emails datant de 2009 avec toi et les autres membres de ce collectif de travailleurs sociaux sympathiques et réflexifs dont tu étais un des fondateurs et dont j’ai un court moment moi aussi fait partie.
Pour l’instant je ne comptais pas revenir sur cette double rencontre que tu évoques, peut-être pour ne pas trop brouiller les pistes. Dans ma thèse j’évoquais quelques concepts de Jean Vassileff (fondateur de la pédagogie du projet) qui sont toujours éclairants pour moi. Dans ton texte « Carnet sens » tu te « sens bien chanceux d’être le praticien d’un dispositif de réflexion lente ». Moi j’ai le sentiment que c’est ma maturation qui est lente. J’ai eu l’impression de sortir de l’adolescence (en partie) au tournant de la cinquantaine. C’est peut-être ce qui me pousse à mettre les bouchées doubles si l’occasion se présente. Le hasard ou la nécessité ont mis sur mon chemin Archie Fire Lame Deer en 1987 et Jean Vassileff en 1989 et je suis entré en apprentissage avec les deux. Avec le premier j’ai eu 13 ans. Avec le deuxième j’en ai eu 7. A ma soutenance de Dheps un de mes profs a dit : « Vassileff et Lame Deer ont eu la décence de mourir pour que vous puissiez prendre votre autonomie ».
J’ai refait un doublé en 2012 lorsque j’ai pris simultanément le vœu de la danse du soleil et l’engagement du doctorat. À côté de l’évidence de la danse qui s’était imposée à moi, J’ai eu le sentiment qu’il y avait un coup à faire avec le doctorat en parallèle. La danse était du côté de la nécessité, mais le doctorat plutôt d’une opportunité propice. Maintenant suivre deux chemins à la fois complique sacrément les choses. A trop faire le grand écart, on peut se faire des élongations. Jean Vassileff n’aimait pas trop mes activités spirituelles donc je lui en parlais le moins possible. D’un autre côté les indiens n’aiment pas trop les anthropologues. Et pour beaucoup de scientifiques, se mettre des plumes sur la tête et aller danser avec des amérindiens sans manger ni boire en regardant le soleil n’est pas raisonnable. Je n’ai jamais essayé de faire reconnaitre la spiritualité par la cité scientifique. Certains essayent, mais ce n’est pas mon truc. Ce qui m’a beaucoup aidé c’est la manière positive de voir la dissociation de Lapassade , ça me correspondait tout à fait. Donc j’accepte ma dissociation sans chercher à la résoudre. Le Loïc scientifique laisse faire le Loïc adepte. Il analyse, commente, pose des questions éventuellement avant ou après mais pas pendant. (Quand on est au corps à corps dans la bataille, ce n’est pas le moment de discuter stratégie.) Mais je ne fais pas d’effort pour qu’ils fusionnent. C’est une coexistence mutuellement féconde.
Bon je n’ai toujours pas répondu à ta question. Il y a plusieurs réponses parce que ta question a plusieurs aspects : 1) les frontières éloignées : Par exemple, j’aime Montaigne, mais j’aime aussi Lao-Tseu et Sitting Bull. (Mais pourquoi eux plutôt qu’Aristote, Hailé Sélassié et Confucius ? Pour répondre à cette question, il faudrait faire ici mon histoire de vie.) J’aime la science et j’aime la spiritualité, pourquoi au nom de l’une me priverais-je de l’autre ?
2) Ce qui m’a pris : je ne sais pas si ça explique tout, mais le choc de la mort accidentelle de ma mère lorsque j’étais adolescent m’a certainement poussé dans une forte recherche de sens qui ne m’a plus quitté même si j’ai eu de longues périodes d’endormissement. Donc la première fois à la fin des années 80, c’était l’occasion d’un éveil à des parties de moi laissées en jachère à l’aube de la trentaine, d’ouvrir la porte de mes émotions, de mon deuil pas fini dont j’avais oublié l’existence. Archie et Jean chacun à leur manière m’ont permis cela. Il y avait aussi une urgence à être plus au clair avec moi-même, car j’étais devenu formateur depuis peu et des formateurs inauthentiques on connait ça, je ne souhaite cela à personne.
La deuxième fois, il y avait à nouveau des souffrances familiales fortes, qui me faisaient souffrir aussi. Pendant longtemps j’avais eu la tête sous l’eau, j’étais prisonnier de cette souffrance, prisonnier d’un système familial. Lorsque J’ai commencé à sortir la tête hors de l’eau, il m’est apparu avec évidence que ce truc de dingue, cette danse du soleil qui me fascinait depuis deux décennies, mais dont j’avais une sainte frousse était le moyen qui avait été mis sur mon chemin pour mettre fin à cette spirale mortifère. Le fait d’y ajouter le doctorat, qui n’a pas une utilité professionnelle directe vu que je suis en fin de carrière, c’était pour approfondir l’expérience même si ça la complexifiait. C’était peut-être un garde-fou aussi.
Donc ta question a été féconde, elle m’a fait réfléchir. Du coup, peut-être que je vais mettre cette réflexion dans mon bouquin.
Merci Bertrand,
Loïc
Bonjour Loïc,
J’avais un doute sur l’année de notre rencontre à Paris VIII. Je me suis demandé si nous nous étions déjà croisés sur un des forums du master en sciences de l’éducation en 2008. J’ai opté pour 2011. C’est vrai, il y avait ce colloque de Lapassade en 2009 ! J’avais, par contre, complétement oublié ce collectif de travailleurs sociaux sympathiques et réflexifs ! L’époque était très instituante. Autour de Remi Hess, ce moment de l’écriture nous a naturellement réunis : ce n’était pas tant l’écriture instituée, formelle (nous avons, je trouve, peu publié ces années-ci) que l’écriture instituante, collective, enquêtrice, exploratrice.
Je suis, dans ce sens, vraiment heureux que l’on se relance dans un projet commun d’écriture. Je me sens déjà dépassé par les posts que tu écris. C’est donc le signe que nous construisons déjà quelque chose. Aidé par mes dernières lectures (que j’évoque dans mon carnet sens), j’associe, en effet, c’est deux verbes « construire » et « dépasser » selon cette idée que nos œuvres nous dépassent. Tu sais Loïc, c’est amusant, je suis en train de me retrouver au même point qu’au début de mon master lorsque j’avais construit une note de recherche sur ce moment où l’on se sent dépassé. Une anecdote me montra, à l’époque, à quel point je n’avais pas été convaincant : dans leur fiche de notation, les lecteurs (et jurys) de cette note avaient fait une faute en recopiant son titre. Le mot « Dépassé » avait été orthographié « dépasser ». En passant d’une voix « moyenne » à une voix « active » le sens du titre avait été totalement inversé ! Je cherchais à penser ce moment troublant du « légèrement transcendant » (pas celui où l’on transcende).
Tu me demandais dans un de tes derniers mails d’expliquer pourquoi je souhaitais te proposer une rubrique sur ce site terragraphe. Je pense que le thème de ta recherche me montre (depuis ce temps « moyennement » lointain où je te connais), une forme d’implication que je n’arrive pas à explorer. Je t’ai lu, de loin en loin, en me disant que je me repencherais sur tes travaux lorsque je ne trouverais plus d’excuse pour repousser ce moment. Un peu comme toi, j’arrive à un âge où je n’ai plus besoin d’utiliser mes activités de lecture et d’écriture pour substituer. Il y a deux mois, j’ai enfin réussi à ouvrir un journal sur le moment naissant du « pas toujours visible » (carnet sens). Il m’aide un peu à mettre mes sens en éveil. C’est un début. Je te sais bien plus « ancré ». L’encre de tes deux posts me le montre. En quelques lignes, tu me proposes des pistes de réflexion très denses. Comme je te le disais, je me sens légèrement dépassé. Je vais avoir besoin de temps pour méditer. Pendant ce temps, je sais que mes réponses te paraitront décalées. Je sais, aussi, que tu sauras m’en excuser.
Amitié,
Bertrand
Bertrand,
Si ça peut te rassurer, je suis dépassé aussi. Toi aussi tu me dépasses ! Je voulais prendre le temps de continuer à répondre à ton avant dernière entrée du carnet sens et voilà que tu en postes une autre. Je n’arrive plus à suivre ! C’est que parallèlement en plus de ma famille, je bosse aussi avec mes apprentis et mon boulot d’orientation professionnelle pour le compte de la chambre des métiers ici en Allemagne. Et il me faut trouver du temps dans les interstices… Je vais bientôt poursuivre notre correspondance dans « Carnet sens ».
A+, Loïc